La modernisation des armées africaines et leur adaptation à la nouvelle situation sécuritaire sur le continent a été l’un des thèmes majeurs des débats au Forum international de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique, dont la troisième édition s’est tenue du 5 au 6 décembre 2016. Entretien sur les heurts et malheurs des armées africaines avec le docteur Agnekethom Cyriaque, directeur du Département de maintien de la Paix et Sécurité régionale à la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Les armées africaines sont au premier rang de la lutte contre le terrorisme dans le Sahel. Sont-elles préparées pour assumer ce rôle ?
Non, il faut être honnête. Nos soldats avaient été entraînés, formés, équipés pour des confrontations en face à face avec un ennemi conventionnel. La nature des menaces a changé avec la recrudescence des attaques terroristes au cours des dernières années. Ces attaques sont perpétrées par des groupes extrémistes dont la puissance s’enracine sur de vastes étendues et s’appuie sur un soutien populaire, posant ainsi un problème de sécurité structurel. Ces jihadistes sont peu respectueux des règles de droit international et humanitaire. Ils nous entraînent dans des guerres asymétriques, sans fin ni front, face auxquelles il nous a fallu nous réajuster.
Vous voulez dire retourner à l’école ?
Pas seulement. Il a fallu se réajuster tant en termes de formation, qu’en termes d’équipement et de déploiement. La doctrine comme la stratégie, tout était à revoir et c’est ce que nous faisons aujourd’hui. En mettant par exemple l’accent sur le renseignement qui constitue une mission centrale dans une guerre asymétrique. Par ailleurs, faire la guerre contre des ennemis diffus ou invisibles, et parfois déjà à l’intérieur, requiert des savoir-faire très évolués. Il a fallu donc mettre en place des forces d’élite qui peuvent être rapidement déployées pour mettre fin, par exemple, à une situation d’attentat ou de prise d’otages. Nos armées sont en train de faire du « learning by doing » comme disent les Américains. Elles apprennent sur le tas.
Si la professionnalisation des forces de sécurité est devenue un défi commun à tous les pays, toutes les armées ne sont pas manifestement à la même enseigne…
Effectivement, prises individuellement, les armées nationales africaines ont chacune leurs caractéristiques propres. L’armée tchadienne est sans doute l’une des armées les plus professionnelles du continent, qui a administré les preuves de sa robustesse lors de son implication au Mali. Elle a un poids historique qu’elle a acquis au gré d’une série de conflits internes. Elle sait ce que c’est de se battre dans le désert. Cette professionnalisation n’aurait pas été possible si le gouvernement tchadien n’avait pas investi dans la sécurité et la défense. Il n’est d’ailleurs pas le seul à l’avoir fait. Le Nigeria l’a fait aussi, tout comme l’Afrique du Sud, ce qui fait d’eux des puissances militaires régionales. D’ailleurs, on fait appel au savoir-faire de ces pays pour entraîner les soldats de la Force en attente que la CEDEAO a reçu le mandat de préparer de la part de l’Union africaine.
Quel rôle joue la coopération militaire en matière de « capacity-building » (renforcement des capacités) des armées africaines ?
Un rôle très important. La coopération militaire qui se fait avec les pays développés comme la France, les Etats-Unis ou la Chine ne se réduit pas à la formation stricto sensu. La formation va main dans la main avec l’équipement des armées, mais aussi avec le soutien direct à l’effort de guerre d’un pays, sous la forme de l’accompagnement jusque sur le terrain. Je pense à ceux qu’on appelle dans le jargon militaire « les tuteurs opérationnels » qui conseillent les forces africaines déployées. Formation, équipement, déploiement constituent aujourd’hui un continuum.
Dans les rencontres sur la paix et la sécurité en Afrique, on parle de l’africanisation de la sécurité sur le continent : « Solutions africaines aux problèmes africains ». Est-ce un vœu pieux ?
Non, ce n’est pas un vœu pieux. Cela se faisait déjà avec les troupes africaines engagées dans des opérations de maintien de la paix sur le continent. La mise en place de la force multinationale mixte pour la lutte contre Boko Haram dans le cadre de la Commission du Bassin du lac Tchad est un autre exemple de ce que les Africains font eux-mêmes sans dépendre de leurs partenaires extérieurs. Voilà 5 pays – le Cameroun, le Tchad, le Niger, le Nigeria et le Bénin – qui ont décidé de prendre leur destin en main, c’est-à-dire mutualiser leurs moyens en hommes, en équipements et en argent, pour mettre en place une force régionale pour endiguer la montée en puissance de Boko Haram.
Une réunion préalable des bailleurs de fonds avait bien eu lieu, mais les promesses de financement ne se sont jamais matérialisées. C’est le Nigeria qui supporte aujourd’hui le plus gros du fardeau financier de l’opération. Si ces pays avaient attendu l’aide extérieure, leur survie même serait aujourd’hui en cause. Leur alliance inédite est le prototype même de la solution africaine aux problèmes africains, sans pour autant nier l’aide que les partenaires extérieurs peuvent nous apporter.
RFI