Paris, Maisonneuve & Larose, 1983, 278 p.
Deuxième Partie Cheikh Hamahoullah. L’homme et les raisons de son succès
III. — La Personnalité de Cheikh Hamahoullah
1. Origines et jeunesse
Ahmédou Hamahoullah, plus connu sous le nom de Cheikh Hamallah 1, est de la tribu des Ahel Mohammed Sidi Chérif de Tichitt en Mauritanie 2.
Il est d’ascendance chérifienne comme toute sa tribu. En effet, il descend du prophète de l’Islam par l’intermédiaire de Hasan ibn Ali, fils de Fâtima, elle-même fille de Mohammed.
Son grand-père Seydna Oumar quitta la limite septentrionale de l’Aouker 3 pour s’établir à Djigué-Diarisso, hameau situé à soixante kilomètres au nord de Nara (République du Mali). Son père Mohammédou, fin lettré réputé pour son rigorisme en matière de religion, s’installa, pour faire du commerce, un peu plus loin, à Kamba Sagho, près de Niamina, sur le Niger (cercle de Ségou, République du Mali).
« Iépousa Assa Diallo, une Peule originaire de Yorobougou, petit village du pays Wassoulou 4. » C’est d’elle que naquit Ahmedou Hamahoullah à Kamba vers 1882 5. Sentant sa mort prochaine, Mohammédou décida de se rapprocher de ses parents du Hodh sans porter préjudice à son commerce. De tous les centres commerciaux de l’époque son choix se porta sur la ville de Nioro qui était en relations constantes avec Tichitt, la terre de ses ancêtres. Il entra à Nioro vers 1885. Il fut reçu avec sa petite famille par Bakary Diagouraga, un notable de la ville. Quelques mois plus tard, le père du Chérif Hamahoullah acquit une maison à Tichitt-Counda 6.
Vers 1886 il prit une seconde épouse, Penda Diallo, originaire de Gourel Dedjé 7. Elle eut un garçon auquel il donna le nom de Seydna Oumar en souvenir de son père. Ce frère cadet de Chérif Hamahoullah est plus connu sous le nom de Baba el-Kébir (Baba le grand) 8. Vers 1893 le vieux Maure confia ses deux enfants à son cousin, le célèbre professeur Mohammédou ould Chérif qui les conduisit à Tichitt où ils commencèrent à apprendre les premières lettres de l’alphabet arabe. Ensuite, les garçons furent pris en charge par leur oncle Mohammédou ould Bouyé Ahmed dit Deh qui leur enseigna le Coran. A l’école de Deh, le petit Ahmédou se distinguait déjà par sa vivacité d’esprit. Il apparut particulièrement intelligent dès sa tendre jeunesse. D’une mémoire étonnante, il suffisait à ce bambin d’écouter une fois son oncle lire un verset coranique pour le réciter sans se tromper. L’aîné de Baba el-Kébir aurait fait de nombreux miracles. Ce qui attira sur lui l’attention des campements environnants.
Un grand saint du nom de Moulaye Abdallah ould Abd-el-Malik 9 se rendit sous la tente de Deh pour voir le « gamin extraordinaire » dont on parlait tant, autour des puits de l’Aouker. Voilà ce que le saint homme aurait confié à Deh quand il vit l’enfant 10 :
« Deh, le petit Ahmédou est appelé ailleurs par son grand destin. C’est un quḥb 11 en croissance. Tu ne peux enseigner celui qui n’aura pas besoin d’apprendre pour connaître. Renvoie-le chez son père. »
Hamahoullah n’attendra pas la décision de son oncle pour quitter la vie nomade qu’il n’aimait pas beaucoup. Par une nuit noire, il prit la fuite en suivant à distance une caravane chamelière qui se dirigeait vers Nioro. Il n’avait que douze ans. Ensuite, son père l’envoya apprendre le fiqh 12 chez Moulaye Idriss de Banamba (Mali actuel). Celui-ci le renvoya dans sa famille avant qu’il n’eût terminé le premier cycle de l’enseignement coranique. Sans se décourager, son père demanda à son cousin Mohammedou ould Mohammed Chérif de Nioro de l’initier au Tijânisme.
Selon d’autres sources 13, Chérif Hamahoullah eut ensuite comme précepteur un marabout du nom de Cheikh ould Sidi. Le désir de pousser ses études l’amena à s’inscrire à l’école de Chérif el-Mokhtar 14, la sommité religieuse de Nioro. Ce dernier lui renouvela le wird tijâni.
Il suivait l’enseignement de son nouveau professeur lorsqu’arriva le missionnaire de Tlemcen qui l’identifia comme khalife de la Tijâniyya.
2. Le portrait physique du Cheikh
Ce n’est qu’à la mort de Lakhdar que Hamahoullah prit véritablement l’allure d’un chef de confrérie respecté et vénéré. Il n’avait que vingt-sept ans. En 1920, P. Marty 15 dressait ainsi son portrait : « grand, mince, à figure jeune rasée ou imberbe et complètement noire, il donne l’impression d’un adolescent. »
En 1972, nous avons recueilli au Mali, une photo supposée être celle du marabout. Il nous est difficile d’affirmer avec certitude qu’il s’agit d’un document authentique dans la mesure où certains hamallistes disent ne pas y reconnaître le Cheikh. Nous publions quand même cette photo. Elle est assez floue. Elle aurait été prise à Nioro dans les années trente.
Au moment où nous n’espérions plus retrouver dans les Archives françaises une photo du Cheikh, quelques jours avant de déposer le manuscrit de ce livre chez l’éditeur, nous avons enfin découvert une photo officielle de Cheikh Hamahoullah 16. Elle a été prise le 24 avril 1942, douze jours après l’arrivée du Chérif en France. Il s’agit d’une photo d’anthropométrie. Le Cheikh était noir. Il était habillé d’un burnous blanc.
Le portrait que P. Marty donne du Chérif nous semble proche de la réalité. D’autre part, une notice individuelle établie au nom de Cheikh Hamahoullah le 28 novembre 1942, le jour même de son transfert au camp d’internement d’Evaux-les-Bains (France), nous donne le signalement du marabout qui était alors âgé de soixante ans.
Le Cheikh mesurait 1,74 m, ses cheveux étaient noirs, crépus et grisonnants. Ses sourcils et ses yeux étaient également noirs. On mentionne aussi que son front était bombé, que sa bouche était moyenne, ses lèvres proéminentes et charnues, avant de préciser que son nez était busqué, son menton rond et son visage ovale. S’agissant de son teint, on parle de race marocaine 17, sans autres précisions.
Selon Birama Traoré qui a fait la connaissance de Hamahoullah lors de l’internement de ce dernier à Adzopé, le visage du Chérif forçait la sympathie et le respect de ceux qui l’approchaient. D’une voix douce, il parlait lentement. En marchant, il ne regardait que sous ses pieds. Son habit préféré était le burnous, ses chaussures de choix, les babouches. Il avait toujours dans sa poche et non au poignet sa montre-bracelet 18.
A l’annulaire gauche, il portait une bague en argent sur laquelle était gravé le nom d’Allah. A l’extérieur de sa zâwiya, il ne mettait jamais son chapelet autour du cou, comme le faisaient de nombreux marabouts du pays. Cet objet sacré trouvait sa place auprès de la montre. Il ne gardait jamais de monnaie sur lui pendant la prière. A la main droite, il tenait presque toujours sa canne 19 dont il ne se séparait jamais ; il l’emporta dans son exil français.
3. Le caractère du Cheikh
L’homme fut simple et respectueux des autres et de soi-même. Il accueillait chaleureusement et spontanément tous ceux qui se présentaient à lui, quoiqu’il fût difficile à rencontrer. D’une humilité rare, Hamahoullah ne fixait jamais du regard ses interlocuteurs qu’il savait écouter attentivement, quelle que soit l’importance ou la futilité de leurs propos. Préférant d’ailleurs entendre que dire, le Chérif était loin d’être bavard. Cependant, il savait découvrir et dire le petit mot qu’il fallait pour chacun. Cheikhna, comme l’appelaient ses nombreux adeptes, était d’une générosité légendaire. « Il reçoit de nombreuses aumônes, mais il en fait la plus large distribution 20. »
« S’il reçoit beaucoup, il donne également beaucoup, ne gardant qu’assez peu pour lui-même, secourant sans compter les détresses matérielles qui ont recours à lui. Et cette générosité n’est pas sans ajouter grandement à son renom … Il n’est pas un quémandeur ou un pauvre qui frappe en vain à sa porte 21. »
Le Chérif de Nioro se distinguait aussi par une grande magnanimité à l’égard de ses adversaires les plus intransigeants.
Dans les sermons qu’il prononçait tous les vendredis à la zâwiya, il prêchait la tolérance et l’amour du prochain. Dans les moments les plus pénibles de sa vie, il fit preuve de stoïcisme et surtout de courage. Ni les menaces d’emprisonnement des autorités coloniales, ni les provocations et chantages des marabouts proches des administrateurs ne troublaient sa sérénité.
Il était souvent convoqué par les administrateurs coloniaux de Nioro qui ne lui réservaient guère un bon accueil. Face à leur agressivité et à leur arrogance, Cheikh Hamahoullah faisait preuve d’un sens inné de l’humour et de la réplique. Il parlait à « ces maîtres du jour », la tête haute, les yeux dans les yeux, avec assurance et sérénité. Même ceux qui ne partageaient pas ses thèses sur la Tijâniyya admiraient son courage d’homme.
4. La formation intellectuelle
Nous avons déjà parlé des écoles que fréquenta Hamahoullah au cours de sa jeunesse. Il ne fit pas d’études très poussées chez les marabouts.
« Intelligent et fin, c’est un bon lettré 22. » A la vérité, Cheikh Hamahoullah a beaucoup appris par lui-même sans être un véritable autodidacte. Dès sa nomination comme chef de confrérie, de nombreux ulémas lui ont rendu visite. Certains n’ont pas hésité à lui demander un chapelet d’élève portant ainsi témoignage de son érudition. Entre autres, on peut citer Moulaye Idriss de Banamba, l’un des lettrés les plus respectés du Soudan, Mohammed Yahya ould Ahel Bouh, un éminent jurisconsulte de Oualata. En 1938, c’est Thierno Bokar Salif Tall de Bandiagara, l’un des descendants d’El-Hadj Omar, un érudit digne de respect et de vénération, qui vient à Nioro rendre hommage à Chérif Hamahoullah et lui demander à son tour un chapelet d’élève. Tout cela prouve bien que le Cheikh n’était pas dépourvu de culture. Même ses adversaires tinouajiou de Mauritanie n’avaient jamais mis en doute la profondeur de sa science. Ils le considéraient à la fois comme un excellent exégète du Coran, un grammairien exceptionnel et un juriste émérite. Il parlait l’arabe classique, le hassaniyya, le bambara, le soninké, le peul et l’azer (langue dérivée du soninké et influencée par le hassaniyya et le berbère, parlée notamment à Tichitt). Hamahoullah lisait beaucoup, surtout si l’on en juge par l’importance de sa bibliothèque.
Comme l’homme, cette bibliothèque a aussi son histoire. Elle fut confisquée le 19 juin 1941 par les autorités coloniales, le jour même où le Cheikh fut arrêté et déporté en Afrique du Nord.
« En tout, deux tonnes cinq cents de livres et cinq quintaux de manuscrits ont été retirés de la maison du Chérif pour être d’abord déposés dans un vieux magasin administratif de Nioro. Là, la bibliothèque ne fut pas à l’abri des intempéries et du pillage de nombre de marabouts proches de l’administration coloniale. Ensuite, le reste de la bibliothèque fut transféré à l’I.F.A.N. de Dakar avant d’être distribué entre tous les centres I.F.A.N. de l’ex-A.O.F. Nous avons consulté dans le « Fonds Cheikh Hamahoullah » de l’I.F.A.N. un document qui dresse comme suit l’inventaire des livres confisqués par le Commandant de cercle de Nioro :
Cantine 5 73 volumes
Cantine 6 73 volumes
Cantine 2 40 volumes
Cantine 3 25 volumes
Cantine 4 15 volumes
Caisse n° 2 525 livres
Caisse n° 10 540 livres
Caisse n° 3 456 livres
On peut affirmer que l’I.F.A.N. de Dakar reçut au moins huit caisses et cantines contenant 1 757 livres, surtout si on tient compte du poids des ouvrages révélé plus haut. De tout ce trésor, il ne subsiste plus à l’I.F.A.N. de Dakar que quarante ouvrages. D’après les renseignements recueillis en 1972 au département d’Etudes islamiques de l’I.F.A.N. et auprès d’anciens fonctionnaires de cet établissement, les livres de Cheikh Hamahoullah auraient été transférés au Mali peu après l’indépendance de ce pays 23.
Les ouvrages qui constituent le « Fonds Cheikh Hamahoullah » de l’I.F.A.N. étaient dans la cantine n° 2, qui n’a été retrouvée que bien plus tard dans les magasins de l’I.F.A.N.
Ces quarante ouvrages ont trait à de nombreuses disciplines dont la grammaire arabe, le droit musulman, l’histoire et la mystique. La plupart de ces livres avaient été imprimés, soit au Caire, soit à Beyrouth. Le mauvais état des ouvrages laisse croire à une trop fréquente utilisation. Le Chérif de Nioro a certainement beaucoup lu. Un homme dépourvu de culture ne pouvait disposer d’une bibliothèque aussi importante. Enfin, il fallait être très riche comme Cheikh Hamahoullah pour se payer à l’époque des milliers d’ouvrages de valeur.
5. Les biens de Cheikh Hamahoullah
Le marabout n’hérita presque rien de son père mais il n’était pas pauvre. Les rapports politiques de l’époque ne révèlent qu’une partie de sa fortune : « Les biens de Chérif Hamallah représentent une masse assez considérable de denrées vivrières et de marchandises diverses. Chérif Hamahoullah possédait en outre quatre automobiles 24.
Enfin, une somme de quatre-vingt mille francs fut trouvée à son domicile 25. » La « Convention n° 9 du 20 juillet 1942 », établie par l’administrateur du cercle de Nioro, donne la liste des biens sous séquestre du marabout. Il ressort de ce document que le Cheikh n’avait que quarante-sept chameaux.
En vérité, cela ne représentait rien dans la fortune de Hamahoullah qui avait l’habitude de confier la grande partie de ses animaux à des bergers résidant dans la colonie voisine de Mauritanie. Le Cheikh, qui était très riche 26, n’exerçait aucune fonction lucrative. Des chefs de tribus maures lui offraient chaque année des centaines de chameaux, de boeufs, de chevaux pur-sang. A son tour, il distribuait la grande partie de ces animaux à ses fidèles les plus démunis. Cheikh Hamahoullah avait en outre neuf maisons 27 qu’il serait fastidieux d’énumérer ici. Chacune portait un nom. La plus fréquentée était Dâr-al-Kebîra, qui abritait la grande zâwiya.
Le Cheikh recevait de nombreux mandats-postes envoyés par ses fidèles disséminés un peu partout en Afrique, même dans les colonies britanniques telles que le Nigeria et le Soudan. Les mandats n’étaient jamais émis à son nom mais à celui de ses secrétaires particuliers 28.
Du reste, le Chérif n’avait pas le temps de se rendre au bureau des P.T.T. de Nioro.
A l’époque, on estimait à plusieurs centaines de milliers de francs l’argent qu’il recevait en un mois. Enfin, plus d’une centaine de domestiques étaient au service du Cheikh. Ils jouissaient des faveurs du khalife qui faisait preuve d’une compréhension affectueuse à leur égard.
6. La vie en famille
Hamahoullah était le père d’une famille nombreuse. Il avait six garçons et quatre filles 29. Seuls sont encore en vie Zénébou, Ababékrine et Mohammédou. Après le décès de Chérif Ahmed le fils aîné, en 1972, c’est Mohammédou qui a pris sa succession comme chef de famille.
Mohammédou est un homme très cultivé et d’une grande spiritualité. Il vit retiré dans la prière et le recueillement. Presque chaque année, il rend visite à ses parents qui vivent en Mauritanie, notamment à Aïoun-el-Atrouss.
Cheikh Hamahoullah avait épousé plusieurs femmes. Les plus connues étaient :
El-Wasla mint Mohammed Mahmoud de la tribu des Idaou el-Haj de Kiffa
Kertoumé mint Zeïdane des Chorfa Ahel Boubacar 30
Youmma mint Cheikh, originaire de Nioro
Assa Diarra, originaire de Nioro
Les épouses du Chérif menaient une vie retirée.
Hamahoullah voyait rarement ses enfants. Selon une tradition bien établie dans la famille, ils étaient confiés très tôt à leurs oncles pour apprendre le Coran en Mauritanie. Mais ce qui fit l’originalité de cette famille fut en réalité son train de vie et surtout le comportement et les habitudes du Cheikh. En effet, Cheikh Hamahoullah a élargi le cercle des relations sociales aux limites d’une grande confrérie. Il passe du stade de la famille à celui de la Communauté de fidèles (d’origines ethniques et sociales différentes), à l’instar de l’Umma prophétique de Médine.
La maison du Chérif était devenue un lieu où s’exerçait une réelle solidarité sociale. Là, les gens apprenaient à vivre ensemble et à se connaître. Des fidèles de conditions sociales et d’origines ethniques différentes dormaient, priaient et mangeaient ensemble. En effet, tous les jours, matin et soir, une trentaine de moutons étaient égorgés dans la concession de Chérif Hamahoullah. La ration journalière s’évaluait en sacs de cent kilogrammes de mil. Les maisons et leurs alentours étaient un véritable réfectoire public où se côtoyaient au moins six cents personnes. A l’heure des repas qui étaient servis sous les arbres, dans les zâwiya, ou les cours des maisons, on faisait « l’appel au repas » comme pour la prière. Dressés à la manière du muezzin, la bouche ouverte vers le ciel, des hommes juchés sur les toits des maisons invitaient « tous les êtres humains à venir manger ».
Avant que ces hommes ne descendent des toits, une marée humaine avait déjà envahi les lieux. Des Maures, des Noirs, des pauvres de la ville, des étrangers, des gens aisés mais chercheurs de baraka, et des curieux désireux de voir Hamahoullah, se retrouvaient. Tout ce monde fraternisait autour des bassines remplies de riz ou de couscous. C’était le seul moment où le zèle de certains fidèles s’estompait. Ceux-ci savaient bien que le Cheikh voulait que tout le monde fût servi sans discrimination raciale, sociale ou confessionnelle surtout. Seuls les vieux ulémas, incapables de se frayer un passage au milieu de la foule, étaient servis à part, à l’ombre des vérandas.
Quelquefois, le Cheikh faisait son apparition au cours des repas. Il circulait entre les groupes qui s’étaient formés autour des « plats gigantesques », leur tendant la main à la manière du plus pauvre des hommes qui demande l’aumône. Il avait sur les lèvres le mot « charité » et en conséquence, à chaque pas, on lui remettait une bouchée qu’il mangeait.
Rassasié, le Cheikh s’en allait. Il venait de prendre lui aussi, de cette façon, son repas. Même si Hamahoullah voulait faire ainsi preuve d’humilité, il ne pouvait interrompre tous les jours ses longues prières. Très souvent, il mangeait seul. Du reste, personne, sauf lui, ne pouvait suivre le régime alimentaire qu’il s’imposait.
Les repas spécialement préparés pour lui étaient peu variés et fades, sans condiments et presque toujours sans huile. Il détestait les repas copieux car il mangeait très peu. Son alimentation était à base de bouillie de mil, de lait ou de couscous arrosé d’eau simple.
La boisson préférée de Hamahoullah était un mélange de menthe, d’eau glacée et de sucre. Enfin, il cessa assez tôt de boire du thé qu’il aimait beaucoup pourtant. On a tissé toute une légende autour de cette renonciation du Cheikh au thé. L’abandon volontaire de la consommation de thé lui parut une privation supplémentaire accentuant son ascétisme.
On comprend aisément que le chef d’une telle famille soit vénéré. Mais le prestige du Cheikh se fonde essentiellement sur son ascétisme et son mysticisme.
7. Cheikh Hamahoullah, le soufi
La plupart des administrateurs coloniaux qui s’étaient intéressés peu ou prou à Cheikh Hamahoullah avaient témoigné de sa piété et de son ascétisme. En 1920, au moment où les autorités espéraient encore l’avoir de leur côté, Paul Marty écrivait : « Chérif Hamallah est surtout un mystique et c’est par là que se fonde sa réputation … L’influence du Chérif Hamallah est considérable, la vénération dont il jouit est extraordinaire pour un jeune homme 31. » En 1925, dans un rapport où il suggérait l’arrestation de Cheikh Hamahoullah, l’administrateur Descemet évoque son charisme qui lui paraît néfaste pour la stabilité du système colonial au Soudan français :
« Sort-il par extraordinaire dans Nioro, la foule lui fait escorte, se prosternant et cherchant à toucher ses vêtements et ses mains 32. »
En 1947, le capitaine Rocaboy écrivait à son tour :
« Hamallah, à partir de 1912, se confinant dans l’ascétisme et le mysticisme, s’affirme comme un personnage de premier plan des confins sahélo-maures … De Nioro, la renommée de Chérif Hamallah se répand en Mauritanie et au Soudan jusqu’à Dakar et au Fouta-Djalon … le Chérif ayant la réputation d’un saint inoffensif 33. »
En effet, Cheikh Hamahoullah fut un soufi vénéré. Il vivait comme un reclus. Il consacrait tout son temps à ses dévotions. Le Chérif n’interrompait ses retraites spirituelles que pour aller à un enterrement ou pour répondre à une convocation du commandant de cercle de Nioro. Sa zâwiya se trouvant dans sa cour, il y dirigeait lui-même les prières. C’est dans cette zâwiya que le Cheikh évoquait la vie exemplaire des premiers soufis de l’Islam et l’histoire de la Tijâniyya. Il s’expliquait sur la récitation de la formule Jawharatu-l-Kamâli onze fois au lieu de douze 34, présentait les thèses parfois divergentes des Imams 35 Mâlik Ibn Anas (711-796), Ahmed Ibn Hanbal (780-855), Mohammed Ibn Idrîs ash-Shâfi’î (767 -820), Abû Hanîfa (699-767) sur des problèmes aussi complexes que celui de la prière abrégée dans l’Islam. Il concluait généralement en rappelant les pratiques du prophète Mohammed ou de ses compagnons et successeurs tels que Abû Bakr, Umar, Uthmân et Ali. Il répondait ensuite aux questions souvent difficiles de l’assistance en citant de mémoire des références précises.
C’est vraiment au cours de ces causeries que Cheikh Hamahoullah dispensait un enseignement à ses nombreux moqaddem.
Il semble que l’homme savait prédire l’avenir. Des traditions orales rapportent que dès 1937, au moment même où le gouverneur général de l’A.O.F. venait de dépêcher à Nioro un émissaire pour réconcilier 36 les hamallistes et les omariens de la ville, Cheikh Hamahoullah aurait prédit son internement administratif qui fut effectivement décidé en 1941 . Cette faculté de prédire l’avenir est admise par la dévotion populaire qui en fait une des preuves de la sainteté du marabout qui, nous dit-on, avait des visions extatiques.
Ce qui est certain, c’est que le marabout menait une vie d’ascète. Il observait plusieurs journées de jeûne par semaine. Il semble qu’il se considérait comme un « instrument entre les mains de Dieu ». Fataliste, il supportait toutes les dures épreuves comme une mortification supplémentaire. Au sortir de sa zâwiya, on l’entendait souvent remercier Allah à basse voix, de la vie dont il l’avait animé.
On peut, au-delà de certaines exagérations des traditions orales, considérer le Chérif Hamahoullah comme un vrai soufi dans la mesure où :
« le soufisme systématise l’effort personnel, le canalise, le dirige tout le long d’une voie minutieusement repérée avec des techniques qui font appel à (…) la répétition des Noms comme dans l’hezychrasme oriental, à la méditation dans la retraite 37. »
Le fils de Mohammédou ould Seydna Oumar aurait manifesté des vertus exceptionnelles. De nombreux témoignages révèlent qu’il avait une foi inébranlable, qu’il se soumettait à la volonté de Dieu en toutes circonstances et que la charité fut l’une de ses principales préoccupations. Le profil des saints que dresse Emile Dermenghem semble bien correspondre à celui de Cheikh Hamahoullah.
« Il ne suffit pas de faire le fou, et d’extravaguer, d’être de la famille d’un marabout, de capter sur sa personne ou sa tombe les vertus millénaires du lieu saint ; le saint véritable sera celui qui aura manifesté d’exceptionnelles vertus. A l’imân, foi et à l’Islam, soumission, s’ajoute l’iḥsân, pratique de bonnes oeuvres. La racine de ce mot réunit comme le kalokagathos grec, les idées de beauté et de bonté. Inséparables du Vrai, le Beau et le Bien sont l’absolu de la Réalité 38. »
Chérif Hamahoullah fut en effet considéré comme un saint dont on continue d’invoquer la baraka pour éviter les accidents d’auto, la chute brutale d’un bébé ou pour limiter les effets d’une catastrophe. La baraka, « force psychique, pouvoir bénéfique ou dangereux », est l’apanage des amis de Dieu. Selon des témoignages généralement impartiaux, Chérif Hamahoullah fut certainement de ceux-là, de ceux qui renoncent à tout pour se tourner vers l’ultime Réalité. Ne dit-il pas lui-même, dans la seule lettre qu’il adressa aux administrateurs de Nioro en 1940 :
« Je renonce à tout, n’ayant en vue que Dieu et son prophète 39. »
Il se vouait corps et âme à l’adoration d’Allah. En 1926, le gouverneur Bonamy ne reconnaissait-il pas lui-même, au cours de la 142e séance de la Commission interministérielle des affaires musulmanes, que « depuis son internement dans la résidence de Mederdra, Cheikh Hamallah continue à vivre avec piété, modestie et renoncement. Les gens les plus attachés aux joies de ce monde respectent son exemple 40 » ?
Le témoignage de Bonamy concorde avec celui de Gaye Ibrahima Jacques, conseiller général du Sénégal, qui évoquait, dans une lettre adressée 41 à Albert Sarraut en 1947, la piété et l’exemplarité de la vie de Cheikh Hamahoullah. Il concluait sa lettre en écrivant : « la méchanceté humaine a poursuivi cet homme de Dieu ».
Cheikh Hamahoullah était réellement respecté et admiré par ses contemporains pour sa très grande ferveur religieuse. C’est cette admiration populaire qui connut son épanouissement dans le véritable culte d’un saint vivant. Dès lors, il était difficile de dissocier la personne physique aux dimensions humaines, du marabout au pouvoir mystique qui apparaissait aux yeux de nombre de ses contemporains comme un être hors du commun. Cette situation complique la tâche de l’historien, car il est difficile de porter un jugement de valeur sur un homme qui apparaît surtout comme un soufi. C’est la raison pour laquelle la plupart des historiens étrangers qui ont écrit peu ou prou sur le hamallisme n’ont pu comprendre ce que Cheikh Hamahoullah représentait pour les sociétés musulmanes du Sahel.
Il n’est pas facile de comprendre le hamallisme si l’on méconnaît la manière dont l’Islam était perçu selon les mentalités de l’époque. La plupart des administrateurs coloniaux du Soudan n’avaient compris ni les raisons pour lesquelles Cheikh Hamahoullah suscitait tant de vénération, ni les motivations et les aspirations des gens qui désertaient les bureaux, les écoles, les marchés, pour l’acclamer avant de se bousculer comme autour de la Kaaba, dans le seul but de lui serrer la main et de toucher ses vêtements.
En vérité, la plupart d’entre eux n’avaient pu saisir la dimension spirituelle des problèmes sociaux au Sahel soudano-mauritanien. Aujourd’hui encore, il est nécessaire de s’éloigner prudemment d’une certaine conception trop positiviste, voire trop cartésienne, de l’histoire, pour comprendre et interpréter correctement les réalités de l’Islam en Afrique. Dans l’étude des faits rapportés par les traditions orales ou les manuscrits arabes conservés au Sahel, une conception trop exclusive et mécanique de la preuve nous paraît limitative dans la recherche de la vérité historique.
C’est sans doute la raison pour laquelle la plupart des détenteurs de la tradition orale hamalliste nous ont dit que, « pour comprendre tout ce qui avait trait à la vie et à l’enseignement de Cheikh Hamahoullah, il faut avoir la foi ».
Notes
1. La transcription exacte de son nom est « Hamâhullâh », en arabe classique, qui signifie « le protégé de Dieu ». Mais nous écrivons « Hamahoullah » selon notre convention d’utiliser la transcription courante à la française pour les noms ouest-africains. Les formes « Hamallah , et « Amalla » sont celles qui étaient utilisées par l’administration coloniale.
2. Voir sa généalogie en annexe.
3. Les environs de Tichitt (Mauritanie).
4. D’après la version de Samba Bathily, notable à Nioro du Sahel (Mali).
5. Voir Roger Lafeuille (CHEAM n° 1189) sur les « débuts de Chérif Hamallah». Les renseignements sur les origines de Hamahoullah sont à peu près exacts.
6. Tichitt-Counda ou Quartier de Tichitt : quartier de Nioro où habitait presque exclusivement une importante colonie maure originaire de Tichitt.
7. Gourel Dedjé : petit hameau peul situé à environ douze kilomètres à l’ouest de Nioro.
8. Baba le grand pour le distinguer de Baba le fils aîné du Chérif Hamahoullah qui a été fusillé le 11/11/1941 à Yélimané (Soudan français). Voir à ce sujet la partie concernant la bataille de Mouchgag au chapitre VII.
9. Un célèbre érudit de la tribu des Ahel Chérif Lékhâl.
10. D’après Sidi Mohammed Ould Maaye, 1972.
11. Quṭb : Pôle, homme qui atteint le degré le plus élevé de la sainteté.
12. Fiqh : droit musulman.
13. Paul Marty et Samba Bathily.
14. Nous avons déjà parlé de cet homme; pour plus de détails, se reporter à P. Marty. Etudes sur l’Islam et les tribus du Soudan, tome IV, 1920, p. 216.
15. Id., p. 220.
16. Sources que nous espérons être en mesure de révéler dans les versions en langues africaines de cet ouvrage (ces versions seront publiées par les Editions Maisonneuve et Larose, Paris).
17. Nous reviendrons plus loin sur l’ensemble des renseignements mentionnés dans cette notice publiée en annexe. Par race marocaine, il faut comprendre « race » maure.
18. Témoignages de Birama Traoré de la zâwiya d’Adzopé (R.C.I.), avril 1973.
19. Nous n avons pas encore retrouvé cette canne. Nous poursuivons les recherches. Si elle existe encore que que part nous la retrouverons (peut-être avant la publication de la version abrégée de ce livre).
20. P. Marty. t. IV, 1920, p. 220.
21. Rapport Descemet, A.N.M., op. cit. (en annexe).
22. P. Marty, t. IV, 1920, p. 220.
23. D’après les renseignements recueillis auprès de la famille de Cheikh Hamahoullah, une partie de la bibliothèque aurait été restituée après l’indépendance du Mali.
24. L’une des automobiles du Cheikh lui avait été donnée à titre grâcieux par Yacouba Sylla, un des fidèles du Chérif, résidant actuellement à Gagnoa (Côte d’Ivoire).
25. Extrait d’un projet d’arrêté prononçant la mise sous séquestre des biens de Chérif Hamahoullah (manuscrit) en date du 10-2-1942, 7 G-49-17, A.N.S.
26. Il y avait dans la caisse de dépôt des biens sous séquestre 697 524,10 F. Voir Extrait de l’Audience du 29-1-1949 du Tribunal de Nioro (S .E. 2/33).
27. Les maisons et les zâwiya du Cheikh furent démolies en 1942 sur l’ordre du commandant de cercle de Nioro. Au même moment, le Chérif souffrait à Vals-les-Bains (France). Voir A.N.S. , 2 G 40-21.
28. Ce qui rend toutes recherches vaines aux Archives postales du Mali. Il est donc impossible d’évaluer la somme que recevait Hamahoullah de ses adeptes.
29.Voir en annexe, la liste des enfants du Chérif.
30. Les Chorfa Ahel Boubacar : tribu chérifienne de l’ Assaba (Mauritanie). Le mot tribu n’est pas péjoratif dans le contexte mauritanien. L’organisation de la tribu n avait aucun caractère primitif. La justice était rendue selon le droit musulman, le commerce était florissant. La monnaie était connue depuis les Almoravides. Une grande place était faite à l’enseignement et aux hommes de lettres. Les grandes décisions étaient prises au sein de la jamâ’a qui regroupe les représentants de toutes les fractions de la tribu.
31. P. Marty, tome IV, 1920, p. 220.
32. Voir Rapport Descemet en annexe.
33. Rocaboy, rapport du C.H.E.A.M., 1947.
34. Nous reviendrons plus loin sur cette question.
35. Ces imams sont les fondateurs des quatre grandes écoles juridiques ou madḥab de l’Islam. Ils sont tous sunnites :
Abû Efanîfa fut le disciple des grands érudits de l’école de Kufa. Selon H. Laoust, il est considéré comme le théoricien de l’école de la libre opinion (ra’y), faisant de l’estimation personnelle (istihsân) une des sources de sa doctrine. Son principal ouvrage est le Kitâb al-fiqh al-akbar. Le Coran constitue à ses yeux la source fondamentale du droit. Sans rejeter la sunna, il semble la reléguer au second plan. Il a marqué son scepticisme à l’égard de certains ḥadîth dont l’authenticité lui paraissait douteuse. Il a surtout vécu sous le règne des derniers Omeyyades. Il eut de nombreux adeptes en Asie centrale et en Turquie.
Mâlik Ibn Anas : Lui aussi a passé une grande partie de sa vie sous le califat omeyyade: Il vivait à Médine. Il est considéré comme le spécialiste et le défenseur des ḥadîth qui ont largement inspiré son célèbre traité de fiqh, le Muwattttâ. Dans le domaine du droit, l’école mâlikite insiste sur la nécessité de parvenir à un compromis, un modus vivendi (maṣlaḥa) dans l’intérêt de la communauté. Il fit des adeptes au Hedjaz, en Egypte, et surtout au Maroc et en Afrique occidentale.
Ash-Shâfi’î : Il a vécu sous le règne des Abbassides. Il est né en Palestine et décédé en Egypte. Il suivit l’enseignement de Mâlik Ibn Anas à Médine. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont les plus importants sont Kitâb al-Umm, et sa Risâla. Selon lui, le Coran, la Sunna, l’ijmâ’ (consensus communautaire) et le raisonnement analogique (qiyâs) constituent les piliers du droit.
L’école shâfi’ite compte de nombreux adeptes en Egypte, en Syrie, à Bahrein, dans l’Archipel malais, en Asie centrale, au Yémen et en Afrique orientale. Les intellectuels shâfi’ites les plus connus sont al-Ash’arî, mort vers 937, al-Mâwardî, mort en 1059 et surtout al-Ghazzâlî, mort en 1112.
Ibn Ḥ anbal : Il est né à Bagdad. Son école se fondait également sur le Coran et la Sunna du Prophète. Il a combattu les mu’tazilites et les khârijites. Dans le choix des ḥadîth, il avait fait preuve d’un esprit très critique. Il considérait légitime le ra’y (le jugement personnel). Son oeuvre la plus connue, le Musnad, est un recueil de ḥadîth.
Aujourd’hui, certains historiens de l’Islam rattachent volontiers le waḥâbisme à Ibn Ḥanbal par l’intermédiaire de son disciple Ahmed Ibn Taymiyya (m. 1328, Damas) qui serait l’inspirateur lointain de Mohammed Ibn Abd-al-Waḥâb qui a donné son nom à la doctrine qui s’est imposée aux musulmans d’Arabie Saoudite.
Il n’y a pas de divergence fondamentale entre ces quatre écoles du sunnisme, même si les ḥanafites insistent sur la libre opinion (ra’y), alors que les mâlikites accordent une plus grande importance aux ḥadîth. Elles prétendent toutes défendre le Coran et la pensée du Prophète recueillie dans des ḥadîth différemment acceptés ou interprétés. Elles conçoivent le droit en fonction de l’intérêt de la communauté et non des individus.
36. Nous reviendrons plus loin sur cette réconciliation.
37. E. Dermenghem, 1954, p . 27 .
38. Ibid.
39. Chérif Hamahoullah adressa aux autorités coloniales une lettre dans laquelle il condamnait les responsables des heurts violents de Mouchgag.
40. Extrait du document n°40. S.E. 2/33, (lettre arrivée le 20 mars 1926 et enregistrée sous le numéro 272D), A.N.M.
41. Extraits d’une lettre adressée par le conseiller général du Sénégal à Albert Sarraut, gouverneur général de l’A.O.F. Voir le numéro 2161 du vendredi 15 septembre 1947 du journal L’A.O.F., organe du Parti socialiste de Lamine Guèye.