Travaille comme si tu ne devais jamais mourir, et prie comme si tu devais mourir demain », telle est la devise de Cheikh Ahmadou Bamba qui a vécu 75 ans dont 33 ans en privation de liberté. Le colonisateur français croyait, par ses vexations, l’anéantir, mais l’humiliation peut être une source de résistance et d’affirmation de soi. Le règne de l’arbitraire, quand il touche aux choses de l’esprit, n’a fait que renforcer la détermination des populations qui ont pris conscience de leur honneur bafoué. En effet, en raison de ses hautes qualités morales, sa grande probité, sa rigueur, son goût du travail bien fait, Cheikh Ahmadou Bamba triomphé face aux adversités. «Par sa vie exemplaire et par son œuvre écrite édifiante, Cheikh Ahmadou Bamba nous a démontré deux choses d’une importance vitale pour notre temps : 1) Que le mode de vie du Prophète Mohammed, sa sounna, n’est pas caduque, contrairement à ce que laissent entendre les « réformateurs » de l’Islam, qui font déteindre les valeurs – somme toute décadentes – de l’Occident matérialiste, sur cette religion. 2) Que la non-violence n’est pas incompatible avec l’Islam, mais qu’elle en constitue l’essence première ainsi que son expression la plus parfaite, à l’opposé des fanatismes qui tendent à réduire toute religion à un simple outil temporel, voir uniquement politique», écrit El Hadji Alioune M’BACKE.
Bien avant que le Mahatma GANDHI (1869-1944, voir mon post) n’ait théorisé et pratiqué la non-violence, et contrairement à El Hadji Omar TALL (1797-1864) et à Maba Diakhou BA, partisans de la guerre sainte, Cheikh Ahmadou Bamba, en humaniste émancipateur, a refusé tout recours à la violence. «Même si le Mahdi descend sur terre, je ne l’aiderai pas. Je ne tuerai ni scorpion, ni serpent ni âme qui vit. Avec la route que j’ai prise (…) si je prends des armes ma mission sera perdue» dit Cheikh Ahmadou Bamba. En effet, comme El Hadji Malick SY (1855-1922), le guide spirituel des Mourides fait appel au «Jihad du cœur». Ainsi, Bamba inaugure, avant l’heure, une forme de désobéissance civile, à la Mahatma GANDHI (1869-1944). Les chefs de canton se plaignirent de n’être plus obéis, ni écoutés par les Mourides, et une partie de la population refusa de payer l’impôt. «Le groupement dans une seule main de plusieurs milliers d’hommes entièrement soumis à leur Cheikh local et au Serigne suprême, et qui, sur un mot d’ordre de ce chef, pourraient troubler très gravement la tranquillité publique, aboutirait à l’anarchie publique» estime le colonisateur.
Cheikh Ahmadou Bamba M’BACKE a su déterminer une nouvelle vision aux yeux de ses contemporains en formulant d’une façon très claire des idées novatrices capables de faire bouger le peuple. Pour Bamba, le temporel ne saurait ruiner le spirituel, et donc le pouvoir colonial qui recherche l’évangélisation des Sénégalais, finira par être vaincu. Le Mouridisme, contrairement à ce que le colonisateur «une secte», mais une école de spiritualité par laquelle Bamba revendique le droit de pratiquer sa religion et de le faire avec toute la richesse de la culture africaine.
CAB et enfants
CAB et enfants
Considéré comme un Saint par ses talibés, et d’une grande sobriété, pour Bamba Dieu doit être la seule préoccupation. Aussi, la grande dévotion et le fanatisme des Mourides à l’égard de leur guide spirituel est légendaire : «Il s’entoure d’un rigoureux protocole. Il fait réciter journellement plusieurs fois le Coran et de nombreuses formalités précèdent les prières : c’est le seul moment où Amadou soit visible. Les audiences privées constituent les rares faveurs, et quand, par hasard, il parle, c’est toujours an nom d’Allah. Il donne sa bénédiction en crachant sur la tête et les mains de ses adorateurs prosternés. L’eau de ses ablutions est précieusement recueillie, et le sable qui en absorbe les éclaboussures sert d’amulettes revendues par les talibés», écrit le 27 septembre 1907, l’administrateur de Louga.
Le Mouride signifie «l’aspirant» le «postulant» en somme le «Talibé» qui désire être uni à Dieu. Par extension, les Mourides sont les adeptes de la confrérie de Cheikh Ahmadou Bamba. Le Mouridisme c’est l’ensemble des doctrines religieuses, des prescriptions morales et des pratiques culturelles de cette confrérie. On appelle Cheikh Bamba soit «Serigne Touba» (le Marabout de Touba) soit «Khadimoul Rassoul» (l’Envoyé du Prophète). Par conséquent, le Mouridisme repose tout entier sur la personne d’Ahmadou Bamba, par sa sainteté, par sa science et ses valeurs morales, continue de drainer des foules à Touba. Dès le début, le colonisateur s’est méfié du Mouridisme qu’il a persisté à baptiser comme une «secte». «Nous ne devons négliger aucune occasion de combattre un prosélytisme ardent, hostile à notre influence, et en général, à la domination européenne» écrit le gouverneur de l’A.O.F. dans son rapport de 1911.
En définitive, un personnage historique, comme Bamba, peut exprimer, sans s’en rendre compte, les conditions sociales et les besoins de son époque. Le message délivré par Bamba répond à une crise morale de la société sénégalaise en vue de mobiliser son génie créateur. C’est en cela que la posture de Bamba est révolutionnaire, subversive, il venait de proposer à son pays un facteur de résistance et de cohésion sociale face à un colonialisme qui détruit les structures traditionnelles et les royautés.
I – Cheikh Ahmadou Bamba, un nationaliste irréductible
A – Cheikh Ahmadou Bamba est un nationaliste
Cheikh Ahmadou Bamba est un nationaliste, son opposition politique à la domination coloniale prit alors une coloration religieuse. «Le captif de Dieu et ne reconnaissait d’autre maître que lui et ne rendait hommage qu’à lui seul» écrit Bamba. En effet si toute obéissance va à Dieu, et ne peut aller qu’à lui, car lui seul a droit de commandement sur terre, Bamba en conclut «qu’il n’est d’autre autorité que celle de Dieu. Et s’il faut obéir à ceux qui détiennent le commandement on doit toujours ajouter que c’est à condition que l’ordre soit en parfaite conformité avec la loi coranique». Dès lors comment obéir à des autorités coloniales dont la légitimité ne repose que sur la force brutale alors que fondamentalement l’islam rejette ce qui s’appuie sur le despotisme. Tous ceux qui étaient en quête d’absolu ou refusaient de s’accommoder de la situation coloniale choisirent Bamba comme maître spirituel. On y trouvait des marabouts, d’anciens guerriers Tieddo en chômage du fait de la conquête, des chefs destitués, des esclaves en rupture de ban, des anciens cadres de la société traditionnelle, bref la plupart des individus que l’ordre colonial avait plongés dans une profonde détresse. La présence de ces mécontents dans le mouvement donna à la confrérie mouride l’aspect d’un abri où se réfugièrent tous les ennemis de l’administration coloniale. C’est eux, anciens cadres de la société traditionnelle, qui infléchirent le mouvement dans cette direction au point de rendre possible l’équation selon laquelle l’appartenance à la confrérie impliquait l’hostilité à la France.
Cheikh Ahmadou Bamba est un soufi qui appelait à la rénovation des valeurs morales, seule susceptible de régénérer la société sénégalaise. La vie terrestre est illusoire, ce serait de la folie que d’y accrocher. «Je n’ai jamais de toute ma vie accompli un acte dont mon discipline puisse avoir honte, aussi n’aimerais-je pas que mes disciples se comportent d’une façon qui me fasse honte» dit-il «Evitez l’autosatisfaction et la vanité», ajoute Bamba. Cheikh Ahmadou Bamba est un Saint reconnu de tous avec une dimension mystique amplifiée par la tradition orale. «Ahmadou Bamba ayant posé les bases, ses disciples immédiats, les Cheikhs consacrés par lui, les ont développés avec l’ardeur et l’extravagance des néophytes ; la mentalité noire a fait le reste» écrit dédaigneusement Paul MARTY (administrateur colonial, 1882-1938)). Certaines sources orales particulièrement enthousiastes manquent de distance critique. Ainsi, on attribue à Cheikh Ahmadou Bamba de nombreux miracles. On dit que lors de ses exils, Amadou Bamba pria sur les eaux alors que les colons voulaient l’empêcher de s’exécuter sur le navire qui le menait au Gabon ; il réussit également à endormir un lion, que les colons avaient envoyé dans sa cellule à Saint-Louis, en lui récitant des prières. Le témoignage d’un militaire français est cependant troublant : «Au cours d’une nouvelle visite à Cheikh Bamba, il me fut donné l’occasion d’éprouver la valeur de son gris-gris. A mon retour au poste (militaire), je fus accueilli par une vive fusillade de deux goumiers révoltés. Bien que les énergumènes m’aient envoyé une centaine de balles à 30 mètres de distance, pas une ne nous toucha» écrit Eugène DEVAUX dans les Annales Coloniales du 20 octobre 1927. Il est difficile d’ignorer totalement la tradition orale, mais celle-ci est faite souvent d’exagération et de fanatisme, de nature à faire douter de sa fiabilité. En conséquence, je privilégierai donc les écrits de Cheikh Ahmadou Bamba qui, en homme humble, a refusé toute forme d’idolâtrie de sa personne.
B – Cheikh Ahmadou Bamba est un Peul de culture Ouolof
De son patronyme BA, comme les Peulhs Dényankobé, les ascendants de Cheikh Ahmadou Bamba sont des Foutankais, même s’il est lui-même de culture Ouolof. «La tradition conserve le souvenir d’une lointaine ascendance : à la quatrième génération, l’aïeul portait le nom d’honneur de BA qui dénote des origines de Peuls noirs. Bien entendu ce fut un Toucouleur Wolofisé, fixé, marié, naturalisé en pays Ouolof» dit Vincent MONTEIL. «Le quatrième ascendant d’Ahmadou Bamba était un Toucouleur et originaire du Fouta. C’est lui le premier vient s’établir en pays Ouolof, s’y maria avec une femme du pays et adopta les mœurs et usages du pays» écrit Paul MARTY, un administrateur colonial contemporain de Cheikh Ahmadou Bamba. Sa mère, Mariame Diarra Bousso LY (1833-1866) est une peule originaire de Golléré, dans le département de Podor. Elle est décédée à Porokane, dans le Nioro du Rip, dans la région de Kaolack, dans le fief de Maba Diakhou BA. D’une piété incommensurable, les Mourides lui vouent un grand culte : «Celui qui, ayant acquis le savoir, ne s’emploie pas à conformer ses comportements et conduites à ses connaissances, est comparable à un âne qui ploie sous le faix d’un lourd chargement de livres savants et qui, bien entendu, ne saurait profiter de tant de sciences » écrit Bamba. Aussi, un pèlerinage annuel des Mourides est dédié à Diarra Bousso LY. Ce sont des marabouts Toucouleurs, issus de la famille de sa mère, qui ont donné une éducation religieuse à Cheikh Ahmadou : Mohamadou Bousso et Samba KA. Cheikh Bamba a eu également une grande proximité avec Cheikh Sidya, un marabout mauritanien.
Le patronyme «M’Backé» est, en fait, tiré du nom village fondé par ses ancêtres dans le Baol en 1802, dans une parcelle de terre donnée à Maharam, par le 2ème Damel du Cayor, Amary N’Goné Sobel FALL. Le grand-père de Cheikh Ahmadou Bamba, Balla M’Backé, fonda à la fin du XVIIIème siècle le village de M’Backé. C’est là que naquit son fils, Momar Anta Saly qui fit ses études avec un grand marabout nommé Ahmadou Bamba. C’est pour cela que Momar donna le nom d’Ahmadou Bamba, à son deuxième fils né vers 1852, qui deviendra le guide des Mourides. Par conséquent, Bamba est né sous Auguste Léopold PROTET, gouverneur du Sénégal de 1850 à 1854. Au cours des invasions de Maba Diakhou BA (1809-1867), un disciple de El Hadji Omar TALL, la région du Baol fut dévastée, le grand-père, Balla M’Backé fut tué et son père Momar Anta Saly fut déporté au Saloum, à Prokhane. Momar Anta Saly, pour assurer sa survie, donne des enseignements coraniques et devient le percepteur des enfants de Maba Diakhou BA et assure les fonctions de Cadi. C’est là que le jeune Ahmadou Bamba fit la connaissance du Damel du Cayor, Lat-Dior, qui maria sa sœur Thioro DIOP à Momar Anta Saly. Dans son Jihad, Maba Diakhou avait accueilli Lat-Dior DIOP, l’a converti à l’Islam en 1864, et a refusé de le remettre aux autorités coloniales. Mais avec la duplicité du Bour du Sine, Coumba N’Doffène DIOUF, Maba Diakkou fut tué à Somb, le 18 juillet 1867. N’ayant plus de protecteur, Lat-Dior avec sa soumission au colonisateur fut réintégré comme Damel du Cayor en 1871 et la famille de Cheikh Ahmadou le suivi. Le père Bamba devait mourir dans le Cayor en 1882, à M’Backé Cayor. Bamba refusa le poste de Cadi c’est-à-dire chef du service judiciaire du Cayor en disant : «j’ai honte que les anges me voient porter mes pas auprès d’un roi autre qu’Allah». Cette conduite irréprochable vis-à-vis des détenteurs du pouvoir temporel lui attira l’affection de beaucoup d’éléments de la population.
Samba Laobé FALL et Lat-Dior DIOP seront vaincus définitivement par le colonisateur en octobre 1886 et le Cayor démembré ; ce qui oblige Ahmadou Bamba à revenir s’installer à M’Backé dans le Baol, un village fondé par son grand-père. Ahmadou Bamba va lui-même ériger un nouveau village du nom de Touba. Mais à cette époque, le Baol est une province livrée à l’anarchie et au désordre. Les chefs du parti Thiéddo furent mis à mort et Tanor GAYE, un ami et protecteur de Cheikh Ahmadou Bamba, devient le Tègne du Baol de 1890 à 1895. Bamba crée alors sa voie du Mouridisme «Quiconque m’accompagne pour la seule et simple raison de s’instruire, peut désormais chercher ailleurs, mais quiconque partage mon ambition et ma volonté peut me suivre dans la nouvelle Voie que j’ai tracée». En 1886, Cheikh Bamba fait une déclaration de fondation du Mouridisme «J’ai reçu de mon Seigneur l’ordre de mener les Hommes vers Dieu. Ceux qui veulent prendre cette voie n’ont qu’à me suivre. Quant aux autres qui ne désirent que l’instruction, le pays dispose assez de lettrés. Allez auprès de qui vous voulez !». ll veut réhabiliter les valeurs culturelles de base de l’Islam : «Je n’ai point fondé une confrérie, j’ai plutôt trouvé la voie qu’avait scrupuleusement suivie le Prophète, je l’ai défrichée plus proprement je l’ai rénovée dans toute son originalité» dit Bamba. La seule chose qui soit à la portée de l’homme n’est pas de «devenir» un avec Dieu, mais seulement de se sentir «un» avec son Seigneur. La société occidentale a tué Dieu et l’homme est devenu son propre Dieu. C’est pendant cette période faste et à partir de 1888, que les disciples affluent autour de Cheikh Ahmadou Bamba, et cela commence à inquiéter le colonisateur français. Il s’installe dans la brousse du bas-Ferloo entre le Djolof, le Cayor et le Baol. Les chefferies traditionnelles alliées au colonisateur y virent une menace pour leur autorité et leur pouvoir. Clément THOMAS, gouverneur de 1888 à 1890, hésite entre l’hostilité et la fermeté. Le gouverneur demande à Bamba de renvoyer chez eux ses talibés et lui offre des livres de Coran. Si certains Mourides sous la direction d’Ibra SARR, appellent à la guerre sainte, Cheikh Ahmadou Bamba écrit au gouverneur en juillet 1889, pour lui dire qu’il «n’avait besoin de rien en ce bas monde futile et périssable». De 1891 à 1895, le Baol jouit d’une tranquillité absolue.
C – Cheikh Ahmadou Bamba a organisé une résistance passive
En 1895, avec la mort du Tègne du Baol, Tanor DIENG, la dislocation de cette province désormais sous administration directe du colonisateur, Alboury N’DIAYE, le Bourba du Djolof étant malade, faible et déconsidéré, Cheikh Ahmadou Bamba fonda un nouveau village, dans le canton de Bakkal, dans le Djolof, avec 500 de ses talibés qu’il appela Touba (Djolof). Aussitôt, ses anciens amis, les soldats de Lat-Dior et du Bourba Alboury, les déserteurs, les chefs révoqués, les Peulhs fanatisés affluent auprès de Bamba. En mai 1895, Samba Laobé FALL, le Damel du Cayor, déclare sa conversion au mouridisme. Les populations rechignent à payer l’impôt au colonisateur français. Cheikh Ahmadou Bamba est arrêté le 10 août 1895. Condamné à l’internement politique par décision du 5 septembre 1895, Cheikh Ahmadou Bamba fut déporté de 1895 à 1902, forêt inhospitalière de Mayumba, au Gabon. «Si l’on n’a pas pu relever contre Amadou Bamba aucun fait de prédication de guerre sainte bien évident, son attitude, ses agissements, surtout ceux de ses principaux élèves sont de tous points suspects» dit le Conseil privé qui «après avoir entendu la lecture des rapports de Messieurs Merlin et Leclerc et fait comparaitre Ahmadou Bamba a été d’avis, à l’unanimité, qu’il y avait lieu de l’interner au Gabon, jusqu’à ce que l’agitation causée par ses enseignements soit oubliée au Sénégal», séance du 5 septembre 1895. Le Directeur des Affaires politiques considère que l’ambition d’Amadou Bamba était de devenir, par personne interposée, le véritable chef du Baol, puis du Djolof. «Ahmadou Bamba nous a échappés en 1892 en protestant de ses bonnes intentions mais en réalité comme tous les chefs musulmans c’est un djihadiste et cette fois-ci il ne faut pas qu’il nous échappe, il faut qu’on s’empare de lui et qu’on règle son problème définitivement» dit LECLERC. Lors de ce procès, Cheikh Ahmadou Bamba fit une prière de deux rakkas dans le bureau du Gouverneur avant d’adresser la parole au Conseil pour lui signifier sa ferme intention de ne se soumettre qu’à Dieu. Par cette prière symbolique et cette prise de position téméraire devant le colonisateur, Cheikh Ahmadou Bamba venait de commencer sa résistance passive.
Cheikh Ahmadou Bamba voit dans son exil, une volonté de Dieu en vue de réaliser une mission qui lui est assignée : «Le motif de mon départ (en exil), est la volonté que Allah a eu d’élever mon rang et de faire de moi l’intercesseur des miens et le Serviteur du Prophète». Le colonisateur pensait, avec l’éloignement de Cheikh Ahmadou Bamba, son influence sur les populations allait disparaître. Cheikh Ahmadou Bamba embarqua pour le Gabon le samedi 21 septembre 1895 à bord du paquebot «Ville de Pernambouc» sur lequel il aura à affronter d’autres épreuves dont : l’hostilité affichée de l’équipage, la ruée d’un taureau déchaîné vers sa sainte personne et dont il fut miraculeusement préservé. Il sera contraint, suivant la tradition orale, de faire la prière sur la mer. «Ils m’ont jeté sur la mer par refus de la volonté divine et par haine, Le Généreux m’y a incontestablement comblé de grâce. Ils ont voulu m’humilier en me jetant sur la mer, heureusement que mon Seigneur a dompté pour moi la houleuse des mers» écrit Cheikh Ahmadou Bamba, dans son autobiographie.
Durant son exil au Gabon, Cheikh Ahmadou Bamba a rencontré de nombreuses personnalités dont Blaise DIAGNE (1872-1934), alors fonctionnaire des douanes, et futur député du Sénégal. Bamba s’investira dans la campagne victorieuse de 1914 de Blaise DIAGNE ; c’est la première fois qu’un Africain noir est élu député du Sénégal à l’Assemblée nationale française. Son frère et disciple Mame Cheikh Anta M’Backé a entrepris un périlleux voyage au Gabon pour lui rendre visite. Cheikh Ahmadou Bamba a entretenu une importante correspondance avec le résistant guinéen, Samory TOURE (1830-1902), déporté également à Noja au Gabon de 1899 au 2 juin 1900, date de sa mort. Lorsqu’il apprit la nouvelle, Cheikh Ahmadou Bamba effectua la prière des morts à son intention depuis Lambaréné. Il retrouva l’ex-Bourba du Djolof qui l’avait soutenu, Samba Laobé Peinda N’DIAYE, exilé au Gabon pour 5 mois.
Cheikh Ibrahima FALL (1855-1930) réussit à convaincre le député du Sénégal, François CARPOT (1862-1936, député du Sénégal de 1902 à 1914) de l’innocence de Cheikh Ahmadou Bamba. Celui-ci s’engagea à réhabiliter Cheikh Bamba après son élection. Il est vrai aussi que depuis le départ de Bamba, avec la révolte des talibés, la production arachidière avait drastiquement baissé ; ce qui mettait en péril les affaires de la bourgeoisie saint-louisienne. Dès son retour en novembre 1902, les talibés accourent autour de Bamba, des dons énormes lui sont versés. En mai 1903, convoqué respectivement par le commandant de cercle de Thiès et par le gouverneur à Saint-Louis, Cheikh Ahmadou Bamba refusa d’y déférer «Je vous fais savoir que je suis le captif de Dieu, et ne reconnaît pas d’autres autorités que lui» dit-il. Il est arrêté à nouveau le 13 juin 1903 et déporté en Mauritanie dans l’une des Zaouia de Cheikh Sidya, un de ses amis, à Souet El Ma. Cependant, les talibés continuèrent de le suivre, même en Mauritanie et veulent organiser une violente révolte. Cheikh Ahmadou Bamba s’y oppose en ces termes : «Je n’espère le soutien d’aucun ami, ni ne crains l’agression d’un ennemi, je me suis entièrement soumis à Dieu». En avril 1907, le Commissaire du gouvernement général en Mauritanie, ayant fait remarquer l’attitude correcte de Bamba depuis 4 ans et sa conduite irréprochable, demanda et obtint son retour au Sénégal.
En avril 1907, Bamba est assigné à résidence à Thiéyène (Diolof, Louga). Un domaine de 4 km2 lui est concédé, pour son installation, celle de sa famille et leur culture. Mais cet endroit isolé échappe en fait à la surveillance du colonisateur et les visites des talibés ainsi que leurs dons n’ont fait que doubler. C’est pour cela que le colonisateur fixa une nouvelle résidence à Diourbel à partir du 16 janvier 1912. Sur son chemin les talibés scandaient «Notre Allah revient». A Diourbel, Bamba est soumis au départ à un régime sévère : «Amadou Bamba paraît avoir renoncé à retourner dans son village, M’Backé. La surveillance étroite à laquelle il était soumis était, dans la réalité peu efficace, mais avait, par contre, des côtés vexatoires qui, joint au caractère provisoire des paillotes qu’il habitait» note le rapport général du gouverneur de 1913. Les conditions de surveillance ont été par la suite assouplies : «Un libre accès auprès de lui a été accordé à tous ; notre surveillance s’est faite discrète ; ce qui ne l’empêche pas de s’exercer. En même temps, un vaste emplacement limitrophe de l’escale de Diourbel a été affecté au Serigne. Il s’y est fait construire une maison en pierres».
En 1919, Bamba avait acheté une voiture Peugeot 10 HP, mais il ne l’utilisait pratiquement pas. Cheikh Ahmadou Bamba est mort le 19 juillet 1927 à Diourbel. Un rapport mentionne ainsi les circonstances de ce décès : «Le marabout s’éteignit, sans témoin, à une heure qui n’a pas été déterminée. Il fut découvert, étendu sans vie, sur le sable d’une case où il aimait à se retirer pour ses méditations, par son fils et héritier de prédication, Mamadou Moustapha. (…). L’administrateur jugea plus prudent de faire transporter le corps à Touba, aussi discrètement que possible et de l’y faire ensevelir provisoirement». Même mort, le colon le redoutait. Mais les talibés, dans la douleur de cette grande perte de leur guide spirituel, sont restés dignes et calmes.
II – Cheikh Ahmadou Bamba, une autorité spirituelle
A – La morale et la doctrine de Bamba : une rénovation de l’Islam
1 – Le Jihad du cœur, la guerre sainte aux âmes
CAB Mausolée
CAB Mausolée
Cheikh Ahmadou Bamba a écrit une vingtaine d’ouvrages dont certains ont été traduits en langue française, dont la «Barque de la confiance», «Les clés qui ferment l’Enfer et ouvrent le Paradis», «Les Jardins des Vertus», ainsi que des poèmes à la gloire de Dieu et des louanges au Prophète Mohamed. Il recommande les prières nocturnes, de fuir les réunions des gens négligents et d’adorer, sans limites, Dieu. «Je n’ai pas été plus particulièrement frappé par le fanatisme dont vous estimez que sont empreints les écrits attribués à Amadou Bamba. Ils ne m’ont pas paru présenter un caractère d’hostilité plus marqué que la plupart des écrits de ce genre. Le vocabulaire imagé et symbolique et toujours abscons, dont se servent, avec une recherche laborieusement étudiée, les musulmans engagés dans une Voie, doit, sans doute, retenir notre attention, mais je ne pense pas qu’il faille en exagérer la portée» écrit William PONTY le 8 novembre 1912. En fait, «tous s’accordent à le considérer comme un saint homme, pieux, charitable, de mœurs très pures, convaincu de la mission de réformation islamique dont il est investi» écrit Paul MARTY.
Cheikh Ahmadou Bamba a exposé sa morale, en particulier, dans son ouvrage «Les verrous de l’enfer et les clés du paradis» : «Apprends à prier pour plaire à Dieu ; n’apprends à prier pour le faire avec ostentation. Celui qui garde pour lui tout seul ses biens et ne fait pas charité aux pauvres, celui-là sera malheureux avant sa mort. Il faut faire la guerre sainte aux âmes» ou encore dit-il «Et que tout homme sensé ou sot sache que quiconque se rebelle contre la Vérité, est un maudit». Pour les qualités intellectuelles et morales, Bamba recommande la pudeur, le scrupule et la générosité, et prohibe le mensonge, la médisance, la calomnie, l’orgueil, la cupidité, l’ostentation, l’amour du renom, la haine, la jalousie et la précellence. Bamba condamne la sécheresse des cœurs et la corruption des esprits. Il consacre des thèmes sur le savoir afin d’obtenir le salut par la droiture, et les objectifs de la connaissance sont de sortir de l’ignorance et d’être utile aux autres. Il faut respecter, servir et honorer son maître. Bamba recommande d’abandonner les choses vaines et insignifiantes et de «s’adonner, continuellement, à la contemplation de Dieu, car cela mène à une fin heureuse».
Dans son «Viatique à la jeunesse» Bamba exhorte la jeunesse de se hâter vers la recherche du savoir et de combattre ses âmes charnelles. Dans les «Itinéraires du Paradis», Bamba revient sur les défauts graves que sont l’orgueil, la fierté, la méchanceté, la pleurnicherie, la passion pour ce bas monde, le mauvais caractère et le défaut d’impatience. A ceux qui sont tentés par la violence, Bamba est très clair : «il est interdit de l’écrire, de l’écouter quand on en parle, notamment de le pratiquer, ainsi que de verser le sang ou d’utiliser illégitimement le bien d’un musulman ou d’un semblable». Il incite de «fréquenter les gens du Bien en suivant leur exemple».
Cheikh Moussa Camara (1864-1945) (voir mon post), El Hadji Malick SY (1855-1922) ainsi que Seydina Limamou Laye THIAW (1843-1909) rejettent le recours à la violence et prônent, comme Ahmadou Bamba, le Jihad du coeur. Cependant, contrairement au guide spirituel des Mourides, El Hadji Malick SY prêchait la collaboration avec le colonisateur : «Les Français se sont imposés à nous par leurs bienfaits de justice, la sécurité intérieure, la paix générale, le développement des transactions et du bien-être, et le respect de notre religion» dit El Hadji Malick. Conquis par ses talents d’éducateur et sa probité, Alboury N’DIAYE, le roi du Djolof, invite Bamba à prendre les armes contre le colonisateur français. «Je ne suis pas venu sur terre pour verser le sang de mes semblables. Je suis le serviteur du Prophète (Paix soit sur lui), le vivificateur de son enseignement et le libérateur des Hommes. J’extirperai la haine des cœurs et j’affranchirai mon peuple des chaînes de l’esclavage, des tentations de Satan et des futilités de ce bas monde. Chaque homme sera le frère de l’autre et le culte ne sera rendu qu’à Dieu» répond Cheikh Ahmadou Bamba.
Cette doctrine du Jihad du cœur de Cheikh Ahmadou Bamba, nous interpelle plus que jamais à notre époque. En effet, Felwin SARR, un professeur à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, a eu raison, dans son ouvrage «Dahij», de rappeler ce que signifie réellement le Jihad au XXIème siècle : «Ce livre est un Jihad. Une guerre intérieure. Un Jihad pour sortir de moi-même, de ma race, de mon sexe, de ma religion, de mes déterminations. Un Jihad pour aller vers moi-même. C’est un désir de naissance, donc de mort». M. SARR précise encore sa pensée, le Jihad est : «maîtrise de soi», «effort intense. Endurer l’exigence vis-à-vis de soi à chaque instant». On peut même dire, avec Socrate (voir le post que je lui ai consacré) que notre lutte et notre existence doivent tendre vers le Bien commun, la Justice. Dans ce contexte, «la justice consiste en ce que chacun fasse ce qu’il a à faire» dit Socrate. Par conséquent, la justice n’est pas qu’une conception négative, s’abstenir de faire du tord aux autres, mais c’est une conception active et positive, qui exige encore «que nous fassions pour eux ce qui leur est dû» précise Socrate. En s’appuyant sur ce grand philosophe, on pourrait dire que notre Jihad, c’est la poursuite inlassable pour la Justice, pour l’harmonie de l’âme, c’est-à-dire la perfection qui résulte de la concorde, de l’ordre, de l’accord parfait de toutes les parties de l’âme, la raison, le sentiment et la volonté. Bref, le Jihad c’est l’idée du Bien qui doit régler notre conduite, la compassion et l’Amour des autres. «On ne peut vivre qu’en cherchant à devenir meilleur, ni plus agréablement qu’en ayant la pleine conscience de son amélioration» nous dit Socrate.
Cette doctrine du Jihad du cœur est à rapprocher du Soufisme que professait Cheikh Bamba : «J’affirme continuellement l’Unité Divine, la Jurisprudence islamique et le Soufisme très glorieux» dit-il. En effet, sans être affilié aux Quadri ou aux Tidjianes, Cheikh Ahmadou Bamba a ouvert une troisième voie. «Le Soufisme, c’est la science qui concerne tout ce qui s’attache à la relation entre Dieu et l’être humain, en prenant en compte le cœur comme moyen d’étude et d’analyse» dit Bamba. Pour les Soufis, «le bonheur consiste dans l’oubli de soi». Cheikh Ahmadou pense que les vertus essentielles du Mouride sont la purification, le renoncement aux satisfactions temporelles et l’oubli de soi.
2 – La prière par le travail ou la religion de l’effort
La valeur travail a été incorporée à la doctrine mystique de Cheikh Ahmadou Bamba. «Travailler, c’est prier. Travaillez pour moi, je prierai pour vous», cette citation a été attribuée à Bamba. En tout cas quelle que soit l’authenticité de cette formule, celle-ci sanctifie le travail, valorise l’esprit d’initiative et condamne, par la même occasion, l’oisiveté. Pour Abdoulaye WADE : «Le Mouridisme et le protestantisme sont les deux seules religions qui définissent une telle attitude (sanctification du travail) à l’égard de l’économie» et WADE ajoute «travailler fait partie de l’action de suivre Dieu». Il en conclut que «le potentiel doctrinal du Mouridisme est un important capital capable de nourrir un interminable bond en avant». Les Mourides sont initialement des agriculteurs ; ils cultivent l’arachide, une denrée servant à nourrir les esclaves et qui a été introduite au Sénégal en 1840. Les Mourides travaillent leurs champs en psalmodiant des prières. Pour Bamba, le «travail fait partie de la religion». Le Mouridisme s’inspire dans sa valeur travail de la tradition musulmane, d’un Hadith du Prophète : «Nul n’a jamais consommé une meilleure nourriture que celle qu’il a gagnée par le travail de sa main. Travaille pour ce monde comme si tu devais vivre éternellement, et travaille pour l’Au-delà, comme si tu devais mourir demain !». Il n’était pas indigne d’un homme, quel que fût son statut social, de gagner sa nourriture à la sueur de son corps et par le travail de ses mains. Les Mourides acquirent progressivement la religion de l’effort, car ils finirent par se rendre compte que seul l’amour du travail pouvait leur permettre de créer la personnalité appropriée à leurs besoins.
B – Cheikh Ahmadou Bamba et la postérité
Le colonisateur a fini par comprendre, mais tardivement, que les mesures de restrictions de la liberté de Cheikh Bamba sont contreproductives pour l’économie arachidière. Il fallait un compromis entre le politique et le religieux. Par conséquent, l’héritage de Cheikh Ahmadou Bamba oscille entre une grande fidélité à la tradition, et dans une certaine mesure, une trahison à son message.
«Le vrai Mouride, c’est celui aime toujours son chef», Cheikh Ahmadou Bamba est un personnage charismatique «la simple vue d’Ahmadou Bamba en prières ou bénissant, le jet de sa salive sur les fidèles prosternés, plongent certains dans des crises hystériques où tous veulent participer. On se roule aux pieds du Saint, on baise ses babouches, le bas de son boubou, on lui tend les mains» écrit Paul MARTY. Aussi, le Magal est créée, en mémoire d’Ahmadou Bamba, ce grand pèlerinage annuel de Touba, est le plus rassemblement Mouride. C’est Mamadou Moustapha qui l’a inauguré en 1928 ; il est fixé en 1946 par le Khalife Falilou au 18 du mois lunaire de Safar, anniversaire du retour de Cheikh Bamba à Diourbel et sa vision prophétique décisive.
Cheikh Ahmadou Bamba rejetait le culte de la personnalité et demandait d’adorer exclusivement Dieu. «Celui qui se retranche loin des vanités, est du nombre de ceux qui sont intelligents» dit Cheikh Bamba. Certaines dérives du Magal soulèvent des interrogations. Pendant cette cérémonie le Sénégal est bloqué et l’Etat n’a aucun droit de regard (drogue ou prostitution, marchandises illicites) de tout ce qui passe dans Touba, la capitale religieuse. En observant le décalage entre les agissements de certains Mourides fanatisés et les enseignements de Cheikh Ahmadou Bamba, il est permis de croire que nous sommes sans doute frappés d’un autre fléau du siècle : l’ignorance.
Cependant, le message de Cheikh Ahmadou est resté vivant, puisque sa descendance est assurée, il a eu quatre femmes et de nombreux enfants. Paul MARTY note que Cheikh Ahmadou Bamba avait entre 75 et 80 femmes. Depuis 1927, soit en 90 ans, 7 Khalifes des Mourides se sont succédé après la disparition de Cheikh Ahmadou Bamba : Modou Moustapha de 1927 à 1945, Fallou de 1945 à 1968, Abdoul Ahad, de 1968 à 1989, Abdoul Khadre de 1989 à 1990, Salihou de 1990 à 2007 et Mouhamadou Lamine Bara, de 2007 à 2010 et depuis 2010, Sidy Mokhtar.
Durant toute sa vie, Cheikh Ahmadou Bamba s’est tenu à l’écart du pouvoir politique et des choses de ce «bas monde» ; il s’est cantonné, strictement, dans le domaine religieux et n’a cherché d’autre gloire que celle d’un saint de l’Islam, en pratiquant la générosité et la charité. Tout ce qu’il recevait en dons, il le redistribuait aux pauvres. Certes, il était nationaliste, un politique particulièrement habile, et s’est constamment opposé au colonisateur français en regroupant autour de lui les familles régnantes du Sénégal celles de Lat Dior DIOP, Samba Laobé FALL, Maba Diakhou BA et Alboury N’DIAYE. Cheikh Ahmadou fuyait le pouvoir politique.
La relation des successeurs d’Ahmadou Bamba avec le pouvoir politique est particulièrement ambiguë, au point de se transformer parfois en charité business. En effet, plusieurs familles maraboutiques se partagent le gâteau : les Kounta à N’Diassène, les SY à Tivaoune, les Thiaw (Layène) dans le Cap-Vert, les Niasse à Kaolack, les BA à Madina Gounasse, les SECK à Thiénaba, les SALL à Louga. Mais sans doute la famille la plus emblématique est celle des M’BACKé à Touba et ses environs. Parmi les 36 associations religieuses reconnues, aucune n’opère dans le domaine social ou culturel, mais elles organisent des chants religieux à longueur d’année et perturbent parfois gravement le sommeil des voisins.
Il a été reconnu à Cheikh Ahmadou son intégrité et sa grande probité. Il a tenu à rester à l’écart des Européens. Charitable et désintéressé Bamba ne s’intéressait qu’aux affaires spirituelles. Il recommande aux Mourides de se détacher des biens de ce bas monde en les abandonnant par la charité au Seigneur, c’est la meilleure façon de ne pas succomber aux tentations. Il est à noter que dès le départ, son frère Cheikh Anta avait une grande proximité avec les milieux d’affaires. Considéré comme le «mauvais génie» de la famille, Cheikh Anta a été surnommé le «caissier du mouvement». Il a noué des relations étroites avec des hommes politiques, des agents d’affaires et des commerçants. Cheikh Ibra FALL, a donné naissance aux Baye Fall qui seraient presque des hérétiques ne pratiquant pas le jeûn.
Plusieurs autres dérives, mais qui sont le fait des gouvernants, qui pour conforter leur pouvoir, ont recherché l’appui de la communauté mouride. Ainsi, Léopold Sédar SENGHOR, un président chrétien (1960-1980) avait bénéficié du double soutien des Tidjanes et des Mourides. Le président Abdou DIOUF (président de 1981 à 2000, voir mon post), face à un scrutin difficile, avait sollicité lors des élections présidentielles 1988 le N’Diguël, (une consigne de vote) auprès des Mourides. Son amitié avec Abdou Lahad est bien connue de tous. «Originellement, le N’diguël, c’est une injonction, c’est plus fort qu’un ordre. Dans la confrérie mouride, lorsque quelqu’un s’y inscrit pour la première fois, il s’agenouille devant le marabout et lui dit “ je vous confie ma vie ici et dans l’au-delà”. A partir de ce moment-là, vous êtes sous la tutelle du marabout. C’est lui votre tuteur, ici et ailleurs. Il est donc en droit de vous donner des injonctions. Et vous, vous êtes dans une logique d’obéissance absolue à toute injonction qu’il vous donne» écrit Djibril DIAKHATE, un sociologue. Durant sa magistrature, maître Abdoulaye WADE (président de 2000 à 2012, voir mon post) a multiplié les signes d’appartenance au Mouridisme. Il est même allé se prosterner devant le chef religieux mouride, puis il s’est s’agenouillé, baissé la tête et tendu les mains pour recueillir les bénédictions de celui-ci. Ce qui avait soulevé d’importantes polémiques autour de la laïcité. «Je suis allé à Touba en disciple mouride, et non en ma qualité de chef de l’État» avance-t-il, sans convaincre. Le président de la République étant un symbole de l’Etat, cette attitude a marqué les esprits. En 2012, les campagnes électorales de Macky SALL et Abdoulaye WADE ont démarré à Touba ; ce qui constitue une sollicitation implicite du N’Diguël. Sous Macky SALL (président depuis 2012), le référendum du 20 mars 2012 sur les institutions (voir mon post) avait soulevé de vives passions. Certains Mourides lors des prêches du vendredi avaient appelé à voter contre ce projet de loi constitutionnelle réformant les institutions. Dans ces législatives du 30 juillet 2017, le président Macky SALL, en homme politique avisé, s’est attaché du soutien des Mourides les plus populaires. Christian COULON, dans son ouvrage «Le marabout et le prince» a résumé cette transgression de l’héritage de Cheikh Ahmadou Bamba «si nous voulons comprendre le politique dans les différents lieux où il s’inscrit, il faut renoncer à voir dans le sacré un discours immature, piégé et archaïque. L’islam sénégalais donne sa substance et sa forme au politique, (…) parce que les Sénégalais ont trouvé en lui la parole qui semblait convenir à leurs expériences, à leurs problèmes et à leurs espoirs, justement parce que sa plasticité offrait une gamme extraordinaire de système d’action et d’interprétation». M. COULON nous invite donc à réintroduire la culture islamique dans le champ d’analyse de la Politique.
Depuis que notre guide spirituel nous a quittés, les données ont changé. L’arachide contrôlée par le colon, mais maintenant marginalisée dans l’économie mondiale, va céder sa place au pétrole et au gaz. Le peuple sénégalais aspire, plus que jamais, à maîtriser davantage son destin, et pour une répartition équitable de ces nouvelles richesses. Dans ces conditions, le nationalisme et le Mouridisme, tels que le concevait Cheikh Ahmadou revêt toute son importance. Par conséquent, il faudrait redonner au Mouridisme son message initial, celui que lui avait conféré Cheikh Ahmadou Bamba, un appel pour l’éthique et la morale, pour un monde de paix, d’amour pour le Bien souverain et de justice sociale, pour un Sénégal indépendant et prospère, dans la compassion et la bienveillance, notamment pour les exclus. En définitive, et pour ma part, Cheikh Ahmadou Bamba BA, n’appartient pas seulement qu’à la communauté Mouride, il fait désormais partie du patrimoine culturel et religieux de l’ensemble du Sénégal. J’espère qu’en 2027, lors du 100ème anniversaire de sa disparition, l’ensemble des Sénégalais, qu’ils soient croyants ou non, lui rendront un hommage exceptionnel. Paix soit Cheikh Ahmadou Bamba BA, et «A Diaraama !».
Bibliographie sélective :
1 – Contribution de Cheikh Ahmadou Bamba
1 – 1 Ouvrages généraux
M’BACKE (Cheikh, Ahmadou Bamba), Le Wird Mouride (Ma’Houz), traduction Serigne Sam M’Baye, Dakar, Drouss, Lectures numériques Mourides, 2013, 45 pages ;
M’BACKE (Cheikh, Ahmadou Bamba), Les itinéraires du paradis, traité du soufisme (Massalik Al Jinan), traduction Serigne Sam M’Baye, Dakar, Drouss, Lectures numériques Mourides, 136 pages ;
M’BACKE (Cheikh, Ahmadou, Bamba), La prière sur la mer, par Serigne Sam M’Baye, traduit et transcrit par Papa Sall, préface de Mody Niang, Dakar, 1995 et 2014, 73 pages ;
M’BACKE (Cheikh, Ahmadou, Bamba), Les verrous de l’Enfer et les clés du Paradis (Maghâliqu-N-Nîrân wa Mafâtihul Jinan, Perfectionnement spirituel), par Serigne Saam M’Baye, Dakar, non daté, 14 pages ;
M’BACKE (Cheikh, Ahmadou, Bamba), Traité de théologie, de jurisprudence, de perfectionnement spirituel (Tazawwudu-Sh-Shubban, le viatique de la jeunesse), traduction de Serigne Sam M’Baye, Dakar, 44 pages.
2 – 2 – Poésie
M’BACKE (Cheikh, Ahmadou Bamba), Recueil des poèmes en sciences religieuses de Cheikh Ahmadou Bamba : Tazauwud As-Sagar, le joyau précieux, le viatique des adolescents, 1989, vol 1, 462 pages ;
M’BACKE (Cheikh, Ahmadou, Bamba), Poèmes : Gabd al-qulub, Dakar, éditions Hilal, 42 pages ;
M’BACKE (Cheikh, Ahmadou, Bamba), Poèmes : Innani Houztou, Dakar, éditions Hilal, 23 pages ;
M’BACKE (Cheikh, Ahmadou, Bamba), Poèmes : Innani Houztou, traduction d’Amar Samb, Dakar, éditions Hilal, 23 pages ;
M’BACKE (Cheikh, Ahmadou, Bamba), Poèmes : Jaawartou, Dakar, éditions Hilal, 1976, 14 pages ;
M’BACKE (Cheikh, Ahmadou, Bamba), Poèmes : Sabhoune Taqi Nafahani, traduction d’Amar Samb, Dakar, éditions Hilal, 16 pages ;
M’BACKE (Cheikh, Ahmadou, Bamba), Poèmes : Wajjhatou, traduction d’Amar Samb, Dakar, éditions Hilal, 16 pages.
2 – Critiques de Cheikh Ahmadou Bamba
ARNAUD (Robert), «L’islam et la politique française en AOF», Afrique française, Renseignements coloniaux, 1912, pages 3-20 et pages 115-154 ;
BA (Oumar), Ahmadou Bamba face aux autorités coloniales (1889-1927), Dakar, Archives du Sénégal, 1982, 250 pages ;
BA (Oumar), Cheikh Ahmadou Bamba et la France, Verf, 1932, 32 pages ;
BABOU (Cheikh Anta), Le Jihad de l’âme, Ahmadou Bamba et la fondation de la Mouridiyya au Sénégal (1853-1913), Paris, Karthala, 2011, 348 pages ;
BAVA (Sophie) et GUEYE (Cheikh), «Le grand Magal de Touba. Exil prophétique, migration et pèlerinage au sein du mouridisme», Social Compass, 2001, vol. 48, n°3, pp. 421-438 ;
BOURLON (Abel), «Les Mourides et le Mouridisme», L’Afrique et l’Asie, 1959, n°46, pages 10-30 ;
CRUISE (O’Brien Donald), «Le taalibé mouride : la soumission dans une confrérie religieuse sénégalaise», Cahiers d’Etudes Africaines, 1970, vol X, n°40, pp. 562-578 ;
COMPANS (Jean), Les marabouts de l’arachide : la confrérie mouride et les paysans du Sénégal, Paris, L’Harmattan, 1980, 280 pages ;
COULON, (Christian), Le marabout et le prince, Islam et pouvoir au Sénégal, Paris, CNRS, Pedone, 1981, 317 pages ;
COUTY (Philippe), «Les Mourides et l’arachide du Sénégal», Revue Tiers-Monde, 1982, vol 23, n°90, pages 311-314 ;
DIEYE (Abdoulaye), L’exil de Cheikh Ahmadou Bamba en Mauritanie, Ecole du Vénéré Maitre, Cercle Islamique des Mourides de l’Océan Indien, 2001, 144 pages ;
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Paris, le 2 juillet 2017 par M. Amadou Bal BA