SENTV.info : Est-il licite pour les musulmans d’utiliser un calendrier basé sur le calcul pour connaître le début des mois lunaires ?
Les données de base du calendrier lunaire basé sur le calcul astronomique
Le mois lunaire débute au moment de la « conjonction » mensuelle, quand la Lune se trouve située sur une ligne droite entre la Terre et le Soleil. Le mois est défini comme la durée moyenne d’une rotation de la Lune autour de la Terre (29,53 j environ). La lunaison (période qui s’écoule entre deux conjonctions) varie au sein d’une plage dont les limites sont de 29, 27 j au solstice d’été et de 29,84 j au solstice d’hiver, donnant, pour l’année de 12 mois, une durée moyenne de 354,37 j.
Sur le plan astronomique, les mois lunaires n’ont pas une durée de 30j et de 29j en alternance. Il y a parfois de courtes séries de 29 j suivies de courtes séries de 30 j, comme illustré par la durée en jours des 24 mois lunaires suivants, correspondant à la période 2007-2008 : « 30, 29, 30, 29, 29, 30, 29, 29, 30, 30, 29, 30, 30, 30, 29, 30, 29, 29, 30, 29, 29, 30, 29, 30. »
Cependant, les astronomes ont posé, depuis des millénaires, la convention que des mois de 30 j et de 29 j se succédaient en alternance, ce qui permet de faire correspondre la durée de rotation de la Lune sur deux mois consécutifs à un nombre de jours entiers (59), laissant à peine un petit écart mensuel de 44 mn environ, qui se cumule pour atteindre 24 h (soit l’équivalent d’un jour) en 2,73 ans. Pour solder cet écart, il suffit d’ajouter un jour au dernier mois de l’année, tous les trois ans environ, de la même manière qu’on ajoute un jour tous les quatre ans au calendrier grégorien.
Les avantages du calendrier basé sur le calcul
Le calendrier lunaire basé sur le calcul astronomique peut ainsi être établi avec la plus grande précision, sur une base annuelle, longtemps à l’avance, avec des données mensuelles identiques pour l’ensemble de la planète. Il répond alors parfaitement aux besoins de ses utilisateurs, sans restrictions ni dans le temps ni dans l’espace. Il permettrait à ses utilisateurs musulmans de connaître longtemps à l’avance les dates associées aux principales célébrations à caractère religieux telles que le début et la fin du mois de ramadan (mois de jeûne), le début de dhul hijja (pour déterminer la date du pélerinage à la Mecque), ou le 1er muharram (début de la nouvelle année musulmane).
Il leur serait ainsi possible de programmer à l’avance tout ce qui doit l’être (tel que prendre des jours de congé, prévoir des déplacements en famille, réserver des chambres d’hôtel, acheter des billets d’avion, éviter de prendre des engagements pour les jours concernés…).
De même, les autorités de certains pays occidentaux souhaitent connaître suffisamment de temps à l’avance et avec précision les dates auxquelles certains services municipaux doivent se mobiliser pour répondre à certains besoins spécifiques de la communauté musulmane (tels que la réquisition de salles de fêtes, la programmation des activités des abattoirs à l’occasion du sacrifice du mouton le jour de l’aid el adha, etc.).
Mais, avant de pouvoir profiter des avantages qu’il offre, les musulmans doivent d’abord être rassurés que le calendrier lunaire basé sur le calcul est d’un usage parfaitement licite. En effet, pendant quatorze siècles, les oulémas ont été unanimes à rejeter l’usage du calcul, à l’exception de quelques juristes isolés, dans les premiers siècles de l’ère islamique, qui prônèrent l’utilisation du calcul pour déterminer le début des mois lunaires. Sur le plan institutionnel, seule la dynastie (chi’ite) des Fatimides, en Égypte, a utilisé un calendrier basé sur le calcul, entre les Xè s. et XIIè s., avant qu’il ne retombe dans l’oubli à la suite d’un changement de régime.
Par conséquent, quatorze siècles après les débuts de l’Islam, il n’existe toujours pas de consensus au sujet de la réponse à donner à cette question.
L’opinion juridique du cadi Shakir
Le cadi égyptien Ahmad Muhammad Shakir est un juriste éminent de la première moitié du XXè s., qui occupa en fin de carrière les fonctions de président de la Cour Suprême de la Charia d’Égypte (tout comme son père avait occupé la même fonction au Soudan). Il reste, de nos jours encore, un auteur de référence en matière de sciences du hadith.
Il a publié, en 1939, une étude importante et originale axée sur le côté juridique de la problématique du calendrier islamique, sous le titre : « Le début des mois arabes … la charia permet-elle de le déterminer en utilisant le calcul astronomique ? ».
D’après lui, le Prophète a tenu compte du fait que la communauté musulmane de son époque était « illettrée, ne sachant ni écrire ni compter », avant d’enjoindre à ses membres de se baser sur l’observation de la nouvelle lune pour accomplir leurs obligations religieuses du jeûne et du hajj.
Mais, la communauté musulmane a évolué de manière considérable au cours des siècles suivants. Certains de ses membres sont même devenus des experts et des innovateurs en matière d’astronomie. En vertu du principe de droit musulman selon lequel « une règle ne s’applique plus, si le facteur qui la justifie a cessé d’exister », la recommandation du Prophète ne s’applique plus aux musulmans, une fois qu’ils ont appris « à écrire et à compter » et ont cessé d’être « illettrés ».
Les oulémas d’aujourd’hui commettent donc une erreur d’interprétation lorsqu’ils donnent au hadith du Prophète sur cette question la même interprétation qu’au temps de la Révélation, comme si ce hadith énonçait des prescriptions immuables, alors que ses dispositions ne sont plus applicables à la communauté musulmane depuis des siècles, en vertu des règles mêmes de la charia.
Shakir rappelle le principe de droit musulman selon lequel « ce qui est relatif ne peut réfuter l’absolu, et ne saurait lui être préféré, selon le consensus des savants. ». Or, la vision de la nouvelle lune par des témoins oculaires est relative, pouvant être entachée d’erreurs, alors que la connaissance du début du mois lunaire basée sur le calcul astronomique est absolue, relevant du domaine du certain.
Il rappelle également que de nombreux juristes musulmans de grande renommée ont pris en compte les données du calcul astronomique dans leurs décisions, citant à titre d’exemples Cheikh Al-Mraghi, président de la Cour suprême de la charia d’Égypte ; Taqiddine Assoubki et Takiddine bin Daqiq al-Eid.
Shakir souligne, en conclusion, que rien ne s’oppose, au niveau de la charia, à l’utilisation du calcul pour déterminer le début des mois lunaires et ce, en toutes circonstances, et non à titre d’exception seulement, comme l’avaient recommandé certains oulémas.
Il observe, par ailleurs, qu’il ne peut exister qu’un seul mois lunaire pour tous les pays de la Terre, basé sur le calcul, ce qui exclut la possibilité que le début des mois diffère d’un pays à l’autre. L’utilisation du calendrier basé sur le calcul rendra possible la célébration le même jour, dans toutes les communautés musulmanes de la planète, d’événements à caractère hautement symbolique sur le plan religieux, tels que le 1er muharram, le 1er ramadan, l’aïd al fitr, l’aïd al adha ou le jour de Arafat, lors du hajj. Cela renforcera considérablement le sentiment d’unité de la communauté musulmane à travers le monde.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette analyse juridique du cadi Shakir n’a jamais été ni contestée ni réfutée par les experts en droit musulman, trois-quarts de siècle après sa publication. Elle a été tout simplement ignorée par les oulémas, comme si elle n’avait jamais existé. Ce n’est qu’en 2004 que le professeur Yusuf al-Qaradawi s’est rallié formellement à la thèse du cadi Shakir. Dans une importante étude publiée cette année-là, intitulée : « Calcul astronomique et détermination du début des mois », al-Qaradawi prône pour la première fois, vigoureusement et ouvertement, l’utilisation du calcul pour l’établissement du calendrier islamique, une question sur laquelle il avait maintenu une réserve prudente jusque-là. Il cite à cet effet avec approbation de larges extraits de l’étude de Shakir.
Les paradoxes associés à la question d’utilisation du calendrier basé sur le calcul
Ils sont nombreux mais rarement évoqués dans les écrits des oulémas sur cette question. En voici quelques-uns, à titre d’illustration :
1) Le calcul est explicitement mentionné dans le Coran en rapport avec les phases de la lune
Voici deux versets où le calcul est mentionné :
« Le soleil et la lune (évoluent) selon un calcul (minutieux) » (Coran, Ar-Rahman, 55 : 5)
« C’est Lui (Dieu) qui a fait du Soleil une clarté et de la Lune une lumière ; il en a déterminé les phases afin que vous connaissiez le nombre des années et le calcul du temps » (Coran, Yunus, 10 : 5)
Si l’évolution du soleil et de la lune se fait selon un calcul minutieux, et si les phases de la lune ont été déterminées afin que les hommes connaissent le nombre des années et le calcul du temps, pourquoi serait-il illicite pour les musulmans d’utiliser le calcul pour déterminer le passage du temps et le début des mois ?
2) Le cas des astronomes musulmans :
Les Arabes s’enorgueillissent du fait que des astronomes musulmans renommés ont été à l’avant-garde des études astronomiques en leur temps. Comme il a été indiqué, ils ont accordé un intérêt particulier à l’étude des critères de visibilité de la nouvelle lune, dans le but de développer des techniques de prédiction fiables du début d’un nouveau mois.
Les oulémas ont toujours considéré les travaux de ces astronomes avec bienveillance et un grand intérêt. Ainsi, Ibn Taymiya regrettait simplement qu’ils n’aient pas réussi à développer une technique de prédiction fiable de l’apparition de la nouvelle lune, à leur époque.
La question se pose : Si les travaux de tous ces astronomes musulmans sont parfaitement licites, pourquoi l’utilisation du calendrier basé sur le calcul astronomique serait-elle illicite ?
3) L’utilisation du calendrier grégorien par les musulmans :
Aujourd’hui, ni les individus (y compris les oulémas les plus attachés aux traditions) ni les Etats musulmans n’utilisent le calendrier lunaire, basé sur l’observation mensuelle de la nouvelle lune, pour gérer leurs activités. Depuis que les principaux pays musulmans ont été militairement et politiquement occupés par différentes grandes puissances occidentales à partir du 19è s., les musulmans se sont habitués progressivement à utiliser, dans leur écrasante majorité, le calendrier grégorien basé sur le calcul astronomique pour gérer tous les aspects de leur vie quotidienne, sans que quiconque y voie une hérésie. Pourquoi serait-il licite pour les musulmans d’utiliser le calendrier grégorien basé sur le calcul, et leur serait-il illicite d’utiliser le calendrier lunaire basé sur le même calcul astronomique ?
4) La détermination des horaires des prières :
De même, les horaires des prières sont déterminés sur la base du calcul astronomique.
Il faut noter, à cet égard, que pendant le mois de ramadan, les horaires de « fajr » (l’instant associé au lever du jour quand la journée de jeûne débute) et de « maghrib » (l’instant associé au coucher du soleil quand la journée de jeûne prend fin) sont basés sur le calcul. Pourquoi le calcul serait-il licite pour déterminer ces horaires, mais serait-il illicite pour déterminer le début et la fin du mois de ramadan lui-même ?
5) L’utilisation du calendrier Julien dans l’Empire Ottoman :
Les Etats musulmans utilisent, eux aussi, le calendrier grégorien pour gérer toutes les affaires de l’Etat. Ainsi, déjà au 19è s., l’Empire Ottoman, bien qu’utilisant officiellement le calendrier lunaire, avait recours au calendrier solaire Julien (le prédecesseur du calendrier grégorien) pour gérer la comptabilité de l’administration et la paie des fonctionnaires et des soldats. Les plus hautes autorités de l’Empire Ottoman ne voyaient donc aucun mal à utiliser le calendrier solaire basé sur le calcul. Pourquoi, dans ce cas, ne pouvaient-ils pas utiliser le calendrier lunaire basé sur le calcul, qui aurait répondu à leurs besoins de manière aussi efficace que le calendrier Julien ?
6) L’utilisation par l’Arabie Saoudite du calendrier lunaire d’Umm al Qura, basé sur le calcul :
De même, de nos jours l’Arabie Saoudite, qui est très attachée au respect des traditions, utilise-t-elle le calendrier lunaire d’Umm al Qura, basé sur le calcul, pour gérer toutes les affaires de l’Etat. Elle souligne, cependant, qu’elle se base uniquement sur l’observation de la nouvelle lune pour déterminer le début des mois lunaires associés à des célébrations religieuses, telles que le 1er muharram, le 1er ramadan, le 1er chawwal (aid el fitr) et le 1er dhul hijja (pour établir les dates associées au pélerinage).
On peut légitimement se poser la question : « Pourquoi l’utilisation du calendrier d’Umm al Qura, qui est basé sur le calcul astronomique, serait-elle conforme à la Charia et donc licite 8 mois sur 12 et deviendrait-elle non conforme à la Charia et donc illicite 4 mois sur 12 ? » Aucune règle de la Charia n’a jamais été avancée par les autorités saoudiennes pour justifier cette proposition. De plus, cette position reste unique dans le monde musulman, puisqu’aucun autre Etat ou communauté musulmane à travers le monde ne partage cette approche. Les autres Etats se positionnent soit en faveur de l’application de la méthode d’observation de la nouvelle lune toute l’année, soit (comme la Turquie et différentes communautés musulmanes d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie) en faveur de l’utilisation du calendrier basé sur le calcul toute l’année.
7) Un témoignage capital
En utilisant le calendrier d’Umm al Qura, basé sur le calcul astronomique 8 mois sur 12, l’Arabie Saoudite apporte un témoignage capital sur deux points importants de ce débat :
a) le calendrier basé sur l’observation mensuelle de la nouvelle lune est incapable de répondre aux besoins de gestion de l’Etat saoudien (et donc de tout autre Etat musulman). C’est ce que les dirigeants de l’Empire Ottoman avaient déjà conclu, quand ils décidèrent de recourir au calendrier solaire Julien pour gérer les affaires de l’Etat ; et
b) l’utilisation d’un calendrier lunaire basé sur le calcul est parfaitement conforme à la Charia et licite en Islam (ne serait-ce que huit mois sur douze en Arabie Saoudite, et toute l’année dans différentes communautés musulmanes d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie).
La question doit donc être posée : « Quand le Prophète a mentionné à ses Compagnons d’observer la nouvelle lune pour connaître le début du mois de Ramadan, était-il dans son intention de déconnecter le calendrier arabe de ses fondements astronomiques, le rendant impropre à toute utilisation pratique ? Ou bien a-t-il simplement donné, au temps de la Révélation, une réponse appropriée à la question qui lui était posée, basée sur les pratiques courantes des Arabes de l’époque? »
Dans ce dernier cas, n’aurait-on pas dû revoir cette réponse pour l’adapter aux besoins des sociétés musulmanes au fur et à mesure qu’elles ont progressé sur les plans scientifique, culturel et social, comme le souligne le cadi Shakir ? Ne serait-il pas temps de procéder à cet examen et à cette adaptation en ce début du 21è siècle?
Les nuances associées à l’utilisation du calendrier basé sur le calcul
Compte tenu des points précédents, il devient difficile d’affirmer de manière ferme et définitive qu’il est illicite pour les musulmans d’utiliser le calendrier basé sur le calcul pour gérer leurs activités. Il faut nuancer cette proposition de la manière suivante :
a) l’utilisation par les musulmans du calendrier grégorien basé sur le calcul astronomique n’est pas illicite, que ce soit au niveau des individus (y compris les oulémas) ou des Etats ;
b) l’utilisation par les musulmans d’un calendrier lunaire basé sur le calcul astronomique n’est pas illicite, comme en témoigne l’utilisation par l’Arabie Saoudite d’un tel calendrier pendant 8 mois de l’année pour gérer toutes ses activités administratives et financières ;
c) l’utilisation par les musulmans du calcul pour déterminer les horaires des prières n’est pas illicite ;
d) l’utilisation du calcul, pendant le mois de ramadan, pour connaître les horaires de « fajr » (l’instant associé au lever du jour quand la journée de jeûne débute) et de « maghrib » (l’instant associé au coucher du soleil quand la journée de jeûne prend fin) n’est pas illicite.
Sur la base des considérations précédentes, de nombreux penseurs et organismes musulmans estiment qu’il est parfaitement licite pour les musulmans d’utiliser un calendrier basé sur le calcul, en substitution à la méthode d’observation mensuelle de la nouvelle lune pour déterminer le début de tous les mois lunaires.
Mais il existe de grandes divergences entre eux au sujet des spécificités qu’un calendrier musulman basé sur le calcul, à vocation « universelle », devrait avoir, ainsi qu’il ressort des principales propositions qui ont été faites en ce domaine au cours des dernières années.
par Khalid Chraibi
Oumma.com