Abdoulaye Bathily : «Desmond Tutu a joué un rôle d’éveil des consciences pour la communauté noire»

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SENTV : Desmond Tutu s’est éteint ce dimanche au Cap à l’âge de 90 ans. Prix Nobel de la paix, cet archevêque est considéré comme la conscience de l’Afrique du Sud, la « nation arc-en-ciel », terme qu’il a inventé après l’avènement de la démocratie en 1994 et l’élection de son ami Nelson Mandela.

 Desmond Tutu, homme d’église engagé, était la dernière des grandes icônes de la lutte contre l’apartheid. Pour en parler, Bineta Diagne s’entretient avec l’historien et politique sénégalais Abdoulaye Bathily, qui a notamment enseigné l’histoire des luttes de libération et du mouvement anti-apartheid en Afrique australe à l’université de Dakar dans les années 70 et 80.

RFI : La première fois que vous avez rencontré Desmond Tutu en Afrique du Sud, quelle a été votre première impression ?

Abdoulaye Bathily : C’est au tout début de la période qui a suivi l’effondrement du système d’apartheid, c’était au Cap. Il dégageait une curieuse impression d’un homme impressionnant, mais en même temps qui dégageait un air de modestie.

Parlons un peu de son rôle dans l’histoire de son pays. Quel a été son rôle dans la chute de l’apartheid ?

Il fait partie de cette phalange de dirigeants anti-apartheid qui ont joué un rôle essentiel dans les deux ou trois dernières décennies qui ont précédé la chute de l’apartheid à un double titre. D’abord en tant que prélat, il fait partie de ces religieux qui ont joué un rôle imminent comme autorité morale, autorité spirituelle de la communauté noire. Les prélats noirs dans les différentes églises, y compris dans l’église anglicane, ont joué un rôle d’éveil de conscience à travers leurs activités. D’autre part, il a participé activement dans les mouvements de masse en droite ligne de ce qu’on pourrait appeler de la « théologie de l’émancipation nationale ». Il s’est donc associé fortement d’une organisation comme l’ANC ou d’autres forces politiques, le parti communiste, etcétéra… Ils se sont associés très fortement à toutes les initiatives de libération prises par ces mouvements politiques.
Est-ce que vous avez des exemples concrets des actions qu’il a pu mener, notamment qui vous ont été rapportées à travers les récits des exilés que vous avez pu côtoyer lorsque vous étiez enseignant à l’université de Dar es Salam ?

Il n’est pas allé en exil, il est resté à l’intérieur. Et donc il y avait un mouvement de va-et-vient entre les militants de l’intérieur et les militants de l’extérieur. Par exemple, il a fortement soutenu Steve Biko. Et même à la mort de ce dernier, il a joué un rôle très important dans les funérailles. Il s’est toujours battu pour la libération des détenus en Afrique. Des détenus de toutes conditions d’ailleurs, que ce soit les mouvements politiques, les mouvements syndicaux, l’ANC, le Mouvement de la conscience noire, le Black Consciousness Movement. Donc, il a été en réalité de tous les combats.

Comment décririez-vous la posture adoptée par Desmond Tutu vis-à-vis de la classe politique après l’apartheid ?

Il fait partie de ces dirigeants des mouvements d’émancipation qui est resté fidèle à lui-même. Resté fidèle à ses convictions, à la fois conviction religieuse théologique de l’émancipation, mais en même temps, une lutte implacable contre la corruption. Il était resté une sorte de gardien vigilent des idéaux de la lutte de libération. Par exemple, on se rappelle son combat contre le président Zuma, toutes les dérives qui ont suivi la libération nationale. Certains hommes politiques, une fois la libération accomplie, évidemment, se sont engagés dans des initiatives de capture de l’État à travers des réseaux de corruption. Desmond Tutu, de manière permanente, s’est insurgé contre cela.

Pour vous, ce n’est pas forcement paradoxal le fait que Desmond Tutu, après l’apartheid, ait été également très dur envers les militants de l’ANC ?

C’est une tendance qu’on a notée dans certains mouvements de libération nationale, une fois accompli l’objectif de libération, ils ont succombé aux délices du pouvoir à travers différentes dérives dans la gouvernance. Desmond Tutu fait partie de ces dirigeants exceptionnels du mouvement anti-apartheid qui n’ont pas plié face aux privilèges, face aux tentations de pouvoir.

Desmond Tutu a présidé la Commission vérité réconciliation pour faire la lumière sur les crimes commis pendant l’apartheid, mais ces détracteurs lui reprochent de ne pas avoir sanctionné durement les auteurs de crimes. Quelle analyse faites-vous de la méthode employée par Desmond Tutu pour tourner la page de la haine raciale ?

La méthode qu’il a employée dans la Commission vérité réconciliation a fait école un peu partout sur le continent et même au-delà. Ce qui prouve quand même que cette méthode-là a eu du sens du point de vue historique, tout le monde se réclame peu ou prou de la méthodologie utilisée par Desmond Tutu. À la fois après le génocide au Rwanda, mais également dans d’autres pays. Des siècles de crimes commis par le régime d’apartheid ne pouvaient pas tous être punis individuellement, donc il fallait trouver de manière générale, une méthode qui puisse, sans pouvoir oublier ces crimes, au moins les faire reconnaître par leurs auteurs pour que le pays puisse repartir sur une base nouvelle.

RFI

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