SENTV : Alors que dans le sillon du reflux de la démocratie sur le continent, d’aucuns craignaient une déflagration autour des élections législatives du 31 juillet 2022 au Sénégal, il y a bien eu une déflagration mais pas celle redoutée, qui aurait consisté dans une crise postélectorale comme l’Afrique en a connu sous plusieurs de ses cieux, en Côte d’Ivoire, au Kenya, en Ouganda, au Zimbabwe, et la liste n’est pas exhaustive. La déflagration que s’est offerte le Sénégal s’est cristallisée autour de l’échec pour la coalition soutenant le président Macky Sall, Benno Bokk Yaakar, à obtenir, seule, la majorité absolue à l’Assemblée nationale.
Et dire qu’en face d’elle, la liste de la principale coalition de l’opposition, Yewwi Askan Wi, a dû, pour cause de rejet de sa liste de titulaires par le Conseil constitutionnel, aller à la bataille avec sa liste de suppléants. En effet, sur les 165 députés de la 14e législature qui vont être installés à l’Assemblée nationale le 12 septembre prochain, pas moins de 82 se réclament de l’opposition, autour de la coalition Yewwi Askan Wi, dont Ousmane Sonko et Khalifa Sall sont les figures tutélaires, de celle de Wallu Sénégal, dont le leader est l’ex-président Abdoulaye Wade, désormais doyen de l’hémicycle parlementaire, de celle de l’Alternative pour une Assemblée de rupture, avec Thierno Alassane Sall, et, enfin, de celle dénommée Les Serviteurs-MPR, représentée par Pape Djibril Fall. Désormais ralliée par Pape Diop, ex-président du Sénat et de l’Assemblée nationale, ex-maire de Dakar et tête de liste de la coalition Bokk Gis Gis, la coalition Benno Bok Yaakar peut compter sur 83 députés, soit la majorité absolue pour faire passer ses mesures.
Pour décrypter toutes les implications de la configuration de cette nouvelle Assemblée, Alioune Tine, expert indépendant des Nations unies sur les droits humains, ex-président de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (Raddho) et du Comité sénégalais des droits de l’homme, ancien directeur régional d’Amnesty International et fondateur du think tank Afrikajom Center, s’est confié au Point Afrique.
Le Point Afrique : Le Sénégal vient de vivre une séquence électorale inédite, où le camp présidentiel a été envoyé dans les cordes. D’abord aux municipales, ensuite aux législatives. Comment expliquez-vous ce reflux des partisans du président Macky Sall et surtout cette poussée des oppositions ?
Alioune Tine : C’est une bonne question dans la mesure où le président Macky Sall a fait beaucoup de réalisations dans le domaine des infrastructures, surtout dans la capitale à Dakar, où les huit sièges de députés ont été raflés par l’opposition, il a également fait des réalisations concrètes à l’intérieur du pays. Alors qu’est-ce qui n’a pas marché ? Je pense que d’abord, c’est l’usure d’un pouvoir présidentiel quasi absolu, très solitaire pendant pratiquement une dizaine d’années. Ensuite, c’est l’incertitude et la quasi-obsession sur la question du troisième mandat.
Déjà en 2012, alors président de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (RADDHO), Alioune Tine était en première ligne pour la défense d’une véritable démocratie au Sénégal.L’impression qu’il donne d’être un président autoritaire au regard des arrestations, des détentions d’opposants ou de membres de la société civile et l’impunité de ses proches collaborateurs et des forces de l’ordre soupçonnés d’avoir commis des violences sur des manifestants. Je pense également que la plupart des « transhumants » qui l’ont rejoint n’ont pas été d’une très grande utilité s’ils n’ont pas eu d’ailleurs un effet tout à fait négatif sur son image et sur la campagne. Aussi, l’image de la Justice, du Parlement dans ces temps de défis n’est pas des plus reluisantes.
Qu’est-ce que cette courte majorité obtenue après le ralliement de Pape Diop de la coalition Bokk Gis Gis va impliquer pour le fonctionnement des institutions ?
Le ralliement de Pape Diop ne change rien à la chose. Aujourd’hui après un vote des Sénégalais, l’opposition et la majorité sont pratiquement à égalité dans l’Assemblée nationale, c’est unique dans l’histoire politique du Sénégal depuis les indépendances. Et cette situation arrive au moment où nous avons partout l’effondrement des démocraties dans certains pays d’Afrique de l’Ouest, voire des transitions politiques dirigées par des militaires, après des coups d’État.
La performance de la démocratie électorale sénégalaise a été saluée partout comme un signe de maturité en dépit des violences que nous avons connues dans l’étape préélectorale de la déclaration de candidatures et les décisions controversées du Conseil constitutionnel. L’intérêt de ces résultats c’est le décryptage qu’en fait d’abord le président de la République Macky Sall pour savoir : « Qu’est-ce que les Sénégalais ont voulu m’envoyer comme message ? » La stabilité des institutions ou leur renforcement dépend de la réponse que le président Macky Sall va donner à cette question.
Mais l’opposition aussi doit se poser la question : « Qu’est-ce que les Sénégalais nous envoient comme message ? » Personnellement, je pense que les Sénégalais tiennent particulièrement à ce que les hommes politiques à qui ils donnent leur suffrage prennent bien soin d’eux. Et s’ils peuvent le faire ensemble tant mieux. Parce que les temps sont durs pour les Sénégalais, beaucoup d’entre eux sont des corps abimés : manger, se soigner, éduquer ses enfants devient comme les douze travaux d’Hercule dans un pays riche où les ressources sont souvent hors de portées des populations.
L’opposition et le pouvoir doivent aller vers le dialogue constructif pour examiner comment ils peuvent travailler ensemble pour tester une transition civile destinée à renforcer nos institutions, à examiner les mines et autres bombes à retardement susceptibles de polluer le champ politique ou électoral d’ici 2024. Il existe d’excellents profils dans l’opposition comme au pouvoir pour faire l’expérience d’une cohabitation politique, apaisante. Pour moi, ce serait non seulement l’innovation, mais aussi l’interprétation qu’on peut faire du message des Sénégalais qui veulent sans doute tourner le dos aux rapports de forces, à la haine et aux violences politiques inutiles.
Je recommanderai volontiers une charte de la transition civile permettant au pouvoir et à l’opposition d’exercer le pouvoir ensemble en donnant la possibilité à ceux qui n’ont jamais exercé une fonction gouvernementale de faire leurs preuves.
Dans quelle mesure cette configuration peut-elle donner un coup de fouet à la démocratie sénégalaise ?
Justement cette configuration a pour objectif de renforcer la démocratie et surtout le consensus sur une justice indépendante et impartiale, des institutions de contrôle renforcées au plan juridique, institutionnel et financier : sur le plan de la gouvernance, on pourrait obliger le procureur à ouvrir une enquête après saisine de l’Office nationale de lutte contre la fraude et la corruption (OFNAC). Donc avoir une gouvernance transparente et vertueuse, au moment où nous allons exploiter le pétrole et le gaz, serait une chose rassurante pour les Sénégalais et les investisseurs extérieurs.
Que dit de la démocratie sénégalaise cette alliance de coalitions pourtant non convergentes idéologiquement et que certains qualifient de “contre-nature” ?
Nous avons des coalitions électorales pour conquérir ou pour conserver le pouvoir. Depuis l’alternance de 2000, dès qu’on a le pouvoir, on se partage les postes et les ressources en attendant que d’autres viennent pour faire la même chose. On est dans une démocratie du « dégagisme » et du « pousse-toi que je m’y mette », avec une stratégie consistant à capter les ressentiments, les fractures sociales et communautaires, qui sont transformées en énergie électorale pour « dégager » le locataire du Palais. On est dans le passage à l’acte et non dans l’agir ou la théorie politique, du fait même du vide de sens, du vide d’idéologie. On constate d’ailleurs que ce vide est occupé au mieux par les religions et dans le pire des cas par la haine et l’insulte.
L’enjeu démocratique est percuté par la pression des insuffisances économiques, mais aussi par celle de l’intolérance sociale et religieuse qui se cristallise dans le terrorisme. Comment trouver la ligne de crête politique dans cet environnement ?
La voie du salut qui permet la sublimation des défis et des conditions de vie objectives par la résilience, c’est l’éducation, c’est la culture, c’est le renforcement des capacités des individus. Il faut absolument revenir sur la priorité qu’il faut accorder aux droits économiques, sociaux et culturels. Il faut absolument revenir sur le principe de l’indivisibilité et de la complémentarité des droits humains. La première corruption de l’État, c’est quand les individus ne peuvent pas nommer les choses car, quand ils le font, ils risquent leur vie, leur intégrité physique ou leur liberté. L’autre corruption, c’est quand nommer les choses n’aboutit à rien. C’est justement cette situation qui crée la banalité du mal. L’ampleur des inégalités sociales et ses effets ne créent souvent aucun effet. Aujourd’hui, de plus en plus, on assiste aux pires violations des droits humains sans que les institutions nationales ou régionales n’en parlent. Dans certains pays, on peut tuer, emprisonner, forcer à l’exil sans que cela ne gêne personne.
Comment, alliées aux différentes forces traditionnelles en présence, sociales, religieuses et culturelles, les sociétés civiles peuvent-elles plus fortement impacter les institutions politiques africaines ?
Cette alliance n’est pas si facile du fait des différences culturelles, des objectifs, des méthodes et approches qui peuvent d’ailleurs être contradictoires. Cependant les alliances sont possibles sur des sujets d’intérêts communs quand il s’agit de promouvoir la paix, la sécurité, la stabilité, la concorde nationale, dans des situations de tensions et de violences où souvent les rencontres, les consensus et les décisions se prennent facilement pour sortir de l’impasse.
En termes de positionnement à l’international dans le contexte actuel de chamboulement idéologique et stratégique, comment l’Afrique peut-elle tracer sa route dans le nouveau non-alignement ?
Ce qu’il faut d’abord, et qui n’existe pas encore de mon point de vue, et sur quoi nous devons travailler ensemble, c’est sur la création d’une géopolitique africaine avec un consensus très fort sur les questions économiques, sur les problèmes d’industrialisation du continent qui contient l’essentiel des ressources stratégiques du monde et surtout sur les questions de sécurité que la plupart des pays africains sont obligés de « sous-traiter ». Il faut que nous prenions conscience que la sécurité du continent, ce n’est ni la France, ni la Russie, ni encore moins les Nations unies qui vont l’assurer. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que le non-alignement pourrait constituer un poids politique susceptible d’exercer une influence sur la marche du monde. Jusqu’ici l’Afrique subit. Il est temps de changer de logiciel et de paradigme.
Avec Le Point Afrique