Que célèbrent juifs, chrétiens et musulmans à travers le miracle de l’Exode ? Achoura est le 10e jour du mois de Muharram, premier mois du calendrier musulman, à ne pas prendre donc pour le jour de l’an. Il est appelé Tamkharit au Sénégal. C’est un jour célébré de moult manières dans les pays musulmans où se mêlent traditions locales et islam. Dans les lignes qui suivent,
le but est de chercher à comprendre l’origine de cette célébration et les interprétations qu’en donnent les théologies juives, chrétiennes et musulmanes.
La lecture des sunnites
Dans les traditions jugées authentiques par les oulémas sunnites, Achoura était connu des arabes et la tribu des Quraychites à laquelle appartient le prophète Muhammad (SAWS) pratiquait le jeûne en ce jour sans que l’on sache clairement à quoi de sacré ce jour était associé. Selon notre mère Aicha, épouse du prophète (SAWS), ce dernier s’adonnait à ce jeûne avant son émigration vers Yathrib, future Médine en 622. Lorsque le Coran institua l’obligation du jeûne du mois de Ramadan, le Prophète (SAWS) déclara que le jeûne d’Achoura relevait désormais du surérogatoire. Le pratiquait qui voulait et s’abstenait de le faire qui voulait.
D’autres traditions ajoutent que lorsque le prophète (SAWS) s’installe à Médine, il voit les juifs qui y étaient nombreux (ce qui n’était pas le cas à la Mecque), célébrer une fête en ce 10e jour : « D’après Ibn ‘Abbas, que Dieu l’agrée, lorsque le Prophète, que la Paix et la Bénédiction de Dieu soient sur lui, arriva à Médine, il vit les juifs jeûner le jour de ‘Ashoura. Il leur demanda : Pourquoi ce jeûne ? Ils dirent : C’est un jour béni. C’est le jour au cours duquel Dieu sauva les enfants d’Israël de leur ennemi, raison pour laquelle Moïse le jeûna. Le Prophète, que la Paix et la Bénédiction de Dieu soient sur lui, dit alors : Je suis plus digne de me réclamer de Moïse que vous. Il le jeûna alors et ordonna de le jeûner. » (Boukhari et Mouslim). (Cf. http://havredesavoir.fr/la-verite-sur-le-jeune-du-jour-de-ashoura/).
Plus tard, le prophète (SAWS) voulut se démarquer des juifs et formula le vœu de jeûner aussi le 9e jour Tassoua, mais toujours dans le registre du facultatif, jeûne qu’il ne put jamais faire vu qu’il décéda avant le prochain mois de Muharram. S’y ajoute que d’autres traditions parlent du jeûne du jour précédent et succédant à Achoura. Tout cela fait dire au grand théologien Ibnul Qayim qu’il existe trois niveaux de jeûne associés à Achoura, allant par ordre de préférence comme suit : jeûne des trois jours (9e, 10e et 11e de Muharram) ; jeûne de deux jours (9e et 10e) ; jeûne d’un jour (uniquement le 10e).
A ce jeûne est associée, selon les hadiths, une expiation des péchés de l’année passée : « Quant au jeûne du jour d’Achoura, j’espère qu’Allah l’acceptera en tant qu’expiation pour l’année qui l’a précédé. » (Mouslim) Pour nombre de grands spécialistes des hadiths, de la biographie du prophète (SAWS) et des pratiques des premières générations de musulmans, rien de vraiment authentique ne relève du culte musulman en dehors de la recommandation du jeûne.
Achoura chez les chiites : entre coïncidence et interprétation tendancieuse
Le courant chiite va se fabriquer une interprétation d’Achoura toute assujettie à leur prétendu amour sans limites de la famille du prophète (Ahlul Bayt), visant à détourner le sens originel d’Achoura vers la célébration du martyre de l’Imam Hussayn (paix sur lui). En effet, ce petit-fils du prophète (PSLF) sera tué avec des membres de sa famille et de ses compagnons (quelques dizaines) lors de la confrontation fratricide qui a eu lieu le 10 Muharram de l’an 61H (680) à Karbala en terre d’Irak. Cette tragédie pour énorme qu’elle fut sera instrumentalisée par les idéologues chiites, connus pour leur capacité spéculative hors du commun, aux fins de propager l’idée selon laquelle la signification décisive d’Achoura réside dans le martyre de l’Imam Husayn (paix sur lui). C’est ainsi qu’on voit, au jour d’Achoura, les masses chiites se flageller le corps à sang. (Cf. images insupportables sur http://www.chiite.fr/chiite_achoura.html).
Quant à l’argument que les chiites opposent aux sunnites et selon lequel le prophète (SAWS) sachant tout, ne pouvait ignorer l’origine d’Achoura pour éprouver le besoin d’interroger les juifs à ce sujet, il est complètement infondé puisque le Coran, à plusieurs reprises, a informé ce dernier de ce qu’il ignorait à l’exemple du récit relatif à Joseph (Youssouf, paix sur lui) dans la sourate éponyme :
« Nous te racontons le meilleur récit, grâce à la révélation que Nous te faisons dans ce Coran même si tu étais auparavant du nombre des inattentifs » (Coran, 12 : 3)
Qui connaît le processus de la révélation au prophète (SAWS) sait que ce dernier donnait des réponses qu’il recevait du Coran, et non de son propre chef, et qu’il était souvent dans la gêne s’il n’en recevait pas comme il le souhaitait. Ce fut le cas relativement aux questions qui lui furent posées par des juifs sur l’âme (Rûh), les jeunes dormants de la caverne (ashâbul kahf) et le roi aux deux cornes (zul qarnayn).
Achoura et la fête juive de Pessa’h
Que font les juifs dans la célébration d’Achoura ? Eh bien, pour le savoir, il faut se rappeler la réponse que ceux de Médine donnèrent au prophète (SAWS) sur ce qu’ils fêtaient en ce 10e jour de Muharram. L’on se rend ainsi compte de l’antériorité de cette fête sur celle musulmane, et de son étroite liaison avec le parcours religieux des fils d’Israël, autre nom de Jacob (Ya ‘qûb), fils d’Isaac (Ishâq), fils d’Abraham (Ibrâhîm).
Malgré des difficultés à trancher la question de l’étymologie du mot hébreu Pessa’h, on s’accorde à dire que le mot fait référence au passage de l’ange de la mort au-dessus des maisons des fils d’Israël : « Le sang sera pour vous un signe sur les maisons où vous vous tenez. En voyant ce signe, je passerai outre et vous échapperez au fléau destructeur lorsque je frapperai le pays d’Egypte. Ce jour-là, vous en ferez mémoire et vous le fêterez comme une fête pour Yahvé, dans vos générations vous la fêterez, c’est un décret perpétuel. » (Exode 12, 13 – Bible de Jérusalem)
Quelques différences mises de côté pour ne pas alourdir le texte, l’Ancien testament et le Coran mentionnent les épreuves (« plaies » selon le terme de la Bible) que Dieu fait subir au Pharaon de l’époque et à son peuple aux fins de la libération des fils d’Israël sous la conduite du prophète Moïse (Mûsâ, paix sur lui) : « L’Éternel dit à Moïse: Va vers Pharaon, et tu lui diras: Ainsi parle l’Éternel, le Dieu des Hébreux: Laisse aller mon peuple, afin qu’il me serve » (Exode, 9. 9.1)
On peut noter, toujours dans le texte de l’Exode, que le 10e jour du mois de Nissan, le premier du calendrier juif, correspond aux préparatifs de la sortie d’Egypte notamment le marquage au sang de l’agneau des maisons des fils d’Israël afin que l’ange de la mort n’y entre point pour faucher leurs premiers-nés. C’est le 14e jour au soir que les fils d’Israël reçoivent le signal du départ, ce qu’ils font en toute hâte sans que le pain domestique n’ait eu le temps de lever. C’est ainsi que les fils d’Israël célèbrent depuis des siècles où qu’ils soient le Pessa’h après le coucher du soleil du 14e jour pendant 7 ou 8 jours. C’est quand même le 15e jour de Nissan qui est considéré comme étant la célébration de la fête de Pessa’h en tant que tel.
Quand on s’intéresse aux dates des événements dans les deux calendriers lunaires musulman et hébraïque, quelques difficultés surgissent : le hadith précité parle de jeûne du 10e jour du mois de Muharram, ce qui pose un problème de décalage entre les deux calendriers vu que le livre de l’Exode ne mentionne que le sacrifice d’un agneau de la part de chaque famille et de sa consommation et nullement la prescription du jeûne. D’autre part, même s’il est fait mention de jeûne des aînés dans la tradition, c’est la veille du Pessa’h, donc le 14e jour au soir que cela se fait et non le 10e jour de Nissan. Est-ce que les juifs de Médine pratiquaient le jeûne le 10e jour de Nissan ? Enfin, le jeûne de Yom Kippour se pratique le soir du 10e jour au soir du lendemain dans le mois de Tishri mais est associé selon les sources juives au « grand pardon » et au repentir en mémoire du péché d’idolâtrie lié à l’adoration du veau d’or. Peut-être faut-il mettre ces difficultés au compte des vicissitudes de l’histoire religieuse et politique avec les changements relatifs au calendrier et aux pratiques cultuelles ainsi qu’au degré de fiabilité des textes dont nous avons hérités.
La semaine de pâques chrétiennes : une nouvelle lecture qui change tout
La littérature judéo-chrétienne mentionne que jusqu’au temps de Jésus, les juifs pratiquaient la semaine de Pessa’h. D’ailleurs, selon l’Evangile, c’est durant cette semaine de Pessa’ h que Jésus est arrêté, jugé et traîné vers le lieu de crucifixion (la Passion), qu’il meurt, est enterré et ressuscite. Par la suite, se produit une démarcation du christianisme à l’égard du sens originel du Pessa’h et apparait une signification toute autre qui s’illustre dans le changement de terminologie mais pas seulement. En effet le christianisme fait passer le terme de « Pâque » à « Pâques » avec (s), mais au-delà du singulier et du pluriel, affirme un nouveau sens au Pessa’h qui sera au cœur de sa Foi et de son dogme : dans cette nouvelle perspective, le christianisme considère que Jésus devient le véritable agneau pascal. Durant la Cène, le pain sans levain le corps de Jésus et le vin y associé son sang : « Faites disparaître le vieux levain, afin que vous soyez une pâte nouvelle, puisque vous êtes sans levain, car Christ, notre Pâque, a été immolé. » (Corinthiens 5 :7-8)
Le Pessa’h comme passage de l’ange de la mort par-dessus les maisons des israélites est redéfini comme passage de Jésus de la mort à la vie par lequel le Christ sauve du péché tout humain qui croit en lui comme fils de Dieu.
Récapituler pour ne pas conclure
A part quelques différences qui ne sont pas anodines entre les récits de l’Exode dans les sources judéo-chrétiennes et islamiques, la trame et le projet restent les mêmes : Dieu décide de faire libérer les fils d’Israël du joug de Pharaon sous la conduite de Moïse (paix sur lui) assisté de son frère Aaron (Hârûn, paix sur lui). Le plan de Dieu consiste à donner aux fils d’Israël une autonomie politico-religieuse telle qu’ils puissent assumer et porter Son message au monde. Cela parce-que c’était le seul peuple, en ce temps, qui était détenteur de la foi au Dieu unique, Celui des Patriarches Abraham, Ismaël et Isaac (Paix sur eux).
Les musulmans considèrent que Muhammad (SAWS) est le continuateur de Moïse (paix sur lui) et que les juifs n’ont pas respecté les termes de l’Alliance, ce qui a conduit son basculement de la lignée des fils d’Isaac à celle des fils d’Ismaël. Ils croient aussi que Jésus, fils de Marie, est le Messie dont ils attendent le retour par une descente majestueuse du ciel et qu’il a annoncé la venue de Muhammad (SAWS), sceau des prophètes (khâtamun nabiyyîn) :
« Et quand Jésus fils de Marie dit: « Ô Enfants d’Israël, je suis vraiment le Messager d’Allah envoyé à vous, pour confirmer ce qui est antérieur à moi dans la Thora, et comme annonciateur d’un Messager à venir après moi, dont le nom sera «Aḥmad» (le plus loué). Puis quand celui-ci leur apporta des preuves évidentes, ils dirent : «C’est manifestement de la magie». (Coran, 61 : 6)
Les juifs radicaux tirent une fierté « nationaliste » du miracle de l’Exode que le sionisme a largement exploité et ne cessent de se justifier du mythe du « peuple élu. » Ils ne prennent pas en compte avec le sérieux qui sied tous les actes de désobéissance et de rébellion contre Dieu et les nombreux prophètes qu’Il leur a envoyé, mentionnés dans l’Ancien testament, et qui ont fini par mettre en cause les termes de l’ancienne Alliance. Ils ont refusé la continuité du message divin et n’ont pas reconnu le Messie, Jésus fils de Marie venu leur annoncer la fin de l’ancienne Alliance et son basculement vers la lignée d’Ismaël, fils ainé d’Abraham. C’est dans cette perspective qu’il est possible de comprendre ce hadith : « Je suis l’invocation exaucée de mon aïeul Ibrâhîm et le dernier ayant annoncé la bonne nouvelle de ma venue est Jésus fils de Marie (Paix sur lui) » (rapporté par Ibn asâkir). L’invocation dont il est question ici concerne ce que rapporte le Coran d’Abraham et de son fils Ismaël, qui, après avoir (ré) édifié la Kaaba, invoquent Dieu en ces termes : «Et quand Abraham et Ismaël eurent élevé les fondations de la Maison : «Seigneur ! Veuille accepter (ceci) de notre part, Tu es vraiment Celui qui entend tout et c’est Toi l’Omniscient. Seigneur ! Fais que nous Te soyons soumis et que notre descendance Te soit une communauté soumise. Et montre-nous nos rites et accepte de nous le repentir. Car c’est Toi certes l’Accueillant au repentir, le Tout Miséricordieux. Seigneur ! Envoie parmi eux un messager qui soit des leurs, qui leur récitera Tes versets, leur enseignera le Livre et la sagesse et les purifiera. Certes tu es le Tout Puissant, le Sage » (Coran, 2 : 127-129)
Le judaïsme et l’Islam ne trouvent rien dans leur commune théologie d’un Dieu unique et transcendant, qui n’a pas engendré et n’a pas été engendré, qui puisse faire écho à la croyance à un « fils de Dieu » de même nature que le Père qui viendrait se faire sacrifier pour racheter les péchés de l’humanité. Si on peut trouver des convergences entre l’Achoura musulman et le Pessa ‘h juif, la crucifixion et la résurrection de Jésus célébrées par les chrétiens, au cours de la semaine de Pâques, leur est irréductible.
par Ahmadou M. Kanté