SENTV : L’idéal d’une société démocratique implique toujours plus de présence citoyenne à tous les niveaux de décision. La participation directe n’est pas une utopie, c’est sa faisabilité qui exige de l’imagination, de la créativité ; un sens toujours vif de l’innovation.
Dans un État comme le Sénégal, ce qui manque encore, c’est la notion de responsabilité citoyenne des élus et des nommés. L’élection n’est pas la voix des partis politiques, elle est l’expression d’un suffrage universel, la voix des citoyens : c’est donc devant les citoyens sénégalais qu’un élu est responsable ; pas devant son parti. Celui qui est nommé à un poste est certes responsable devant celui qui l’a nommé, mais il est redevable au peuple et ce, pour deux raisons. La première est qu’être citoyen c’est promettre de servir son peuple, ce peuple qui nous a formés et nourris aux savoirs et aux valeurs qui font son identité. La seconde est que le Président, le ministre, le directeur général, bref celui qui est (par contingence, rapporté à la taille et à la qualité du peuple) investi du pouvoir de nommer est lui-même redevable au peuple et responsable devant les citoyens. De sorte que nous avons tous le même maître : le peuple.
Le jour où nous aurons des citoyens suffisamment imprégnés de ces valeurs, la notion de contre-pouvoir changera complètement de sens et d’enjeu. Chaque citoyen, en démocratie, est un contre-pouvoir : s’il abdique de ce statut, il contribue à renforcer et à rendre abusif le pouvoir central. Sous ce rapport, les ministres doivent se rappeler qu’ils sont à leur poste d’abord en tant que citoyens : nous n’avons pas encore vu des animaux de compagnie être nommés ministres de la république. Pourtant, ils sont plus fidèles ! Ce n’est donc pas la fidélité au chef qui pourvoit la qualité de DG ou ministre, c’est plutôt la qualité de citoyen nanti d’un certain nombre de valeurs.
La démocratie sénégalaise fera donc un pas décisif le jour où les ministres, DG, etc. seront « responsables » devant les citoyens. Ce que nous voulons dire, c’est que dans l’instance même du pouvoir, dans un État démocratique, il doit y avoir des contre-pouvoirs. Obama disait, quand il a choisi Biden comme colistier, qu’il veut un vice-Président capable de mettre en péril ses idées. Dans l’Administration américaine, il n’est pas rare de voir un ministre pendre ses responsabilité et choisir entre se démettre et appliquer aveuglément les choix arbitraires d’un Président. Chez nous en revanche, le défi majeur d’un ministre, c’est d’appliquer aveuglément les fantasmes du Président. Il faut que nous apprenions à être esclaves du peuple au lieu d’être les serviteurs d’un homme. Mais pour ce faire, il nous faut une nouvelle théorie de la citoyenneté, de la participation dans les partis politiques : il nous faut cesser d’être un troupeau pour devenir un peuple.
La preuve que ce n’est point une utopie, nous l’avons trouvé là où nous nous y attendions le moins. Hegel, un philosophe réputé raciste, dont les insultes résonnent encore dans la conscience collective des Africains (« le pays de l’enfance qui, au-delà du jour de l’histoire consciente, est enveloppé dans la couleur noire de la nuit ») a révélé le contraire de ce qu’il dit sans s’en rendre compte.
Dans son livre La Raison dans l’Histoire, s’appuyant sur les rapports d’explorateurs et de missionnaires, voilà ce qu’il révèle à propos du pouvoir en Afrique précoloniale « Le despotisme prend alors la forme dans laquelle il y a au sommet de la hiérarchie un chef, que nous pouvons appeler roi, mais qui a au-dessous de lui des grands, des chefs, des généraux, qu’il doit consulter en toute occasion et sans l’assentiment desquels il ne peut, en particulier, entreprendre des guerres, conclure des traités de paix, imposer des tributs.
(…) Un royaume encore peu connu, près du Dahomey, et qui a quelque chose comme une histoire propre, est celui du roi des Eyio. (…) Comme chez les Ashanti, il est entouré de grands qui ne sont pas inconditionnellement soumis à son libre vouloir ». Hegel explique ensuite qu’il arrive que le roi fasse l’objet d’une destitution sous le mode de ce qu’on appelle aujourd’hui la procédure « d’impeachment » aux États-Unis.
Ce que Platon a théorisé comme les vertus sans lesquelles toute gouvernance est corrompue existaient donc en Afrique : l’honneur « aidos » et la justice « dikè ». Et dans certains cas extrêmes, le sens de l’honneur de la famille poussait les femmes du roi déchu à l’étrangler pour n’avoir pas été à la hauteur de sa mission. L’honneur, voilà le régulateur du pouvoir : un homme politique qui n’a point d’honneur est un scélérat en puissance. Pour changer de paradigme, il nous faut donc revisiter notre histoire politique : nous y trouverons des modèles de gouvernance où le pouvoir est assujetti à des mécanisme de contre-pouvoir.
Par Alassane K. KITANE