Côte d’Ivoire : le malaise des militaires, « conséquence d’un déficit de commandement et d’autorité »
Il n’a fallu que quelques heures, début janvier, à des soldats mécontents pour obtenir gain de cause. Quelques heures pendant lesquelles le pays entier a tremblé et qui ont mis en évidence les divisions profondes de l’armée. Tout comme l’urgence de la réformer. Pour cette IIIe République qu’il voulait « moderne » et « résolument tournée vers l’avenir », Alassane Ouattara avait certainement rêvé de débuts moins agités… Mais comme pour lui montrer que les comptes du passé n’étaient définitivement pas soldés, une partie de l’armée ivoirienne s’est soulevée, dans la nuit du 5 au 6 janvier, plongeant en l’espace de quelques heures le pays tout entier dans l’angoisse.
Que vaut la chaîne de commandement quand des soldats sont obligés de se mutiner pour trouver solution à leur problème ?
Dans une répétition améliorée de la grogne de novembre 2014, les casernes de Bouaké (dans le centre du pays), l’ancien fief de la rébellion, ont donné le la. Selon une note des renseignements généraux datée du 6 janvier 2017 que Jeune Afrique a pu consulter, tout est allé très vite : le 6, à 7 heures, les mutins s’étaient déjà emparés de la ville ; à 9 h 45, les militaires de la compagnie territoriale de Korhogo (Nord) ont rejoint le mouvement, puis c’est au tour de ceux du 2e bataillon de Daloa (Centre) ; et, à midi, des coups de feu sont entendus à Daoukro… La mutinerie gagne ensuite Odienné et Man, dans le Nord et l’Ouest, avant de s’étendre, le lendemain, jusqu’à Abidjan.
Même scénario qu’en 2014
Comme en 2014, les revendications sont nombreuses et hétéroclites : revalorisation des salaires et des allocations familiales, révision de la période d’avancement dans les grades, paiement des primes… Et, comme en 2014, l’exécutif ivoirien est pris de court. Face à l’urgence, il plie. « Je confirme mon accord pour la prise en compte des revendications relatives aux primes et à l’amélioration des conditions de vie et de travail des soldats », déclare le président Ouattara à l’issue d’un Conseil des ministres extraordinaire, le 7 janvier.
Les mutins obtiennent même, dès le 9 janvier, le limogeage du chef d’état-major des armées, le général Soumaïla Bakayoko – qu’ils accusent notamment d’avoir détourné des fonds réservés aux troupes –, du commandant supérieur de la gendarmerie, Gervais Kouakou Kouassi, et du chef de la police, Brindou M’Bia. « Ils ont la soixantaine et étaient déjà quasiment à la retraite, tempère un proche de Ouattara. Le président leur avait seulement accordé un an de plus. Il allait de toute façon y avoir du changement. »
Le soupçon d’un putsch créé la panique
Pour le pouvoir, la séquence, bien que brève, est fâcheuse. Indéniablement. Le chef de l’État lui-même l’a reconnu lors de son allocution du 7 janvier : « Je voudrais redire que cette manière de revendiquer n’est pas appropriée. Elle ternit l’image de notre pays, après tous nos efforts de développement économique et de repositionnement diplomatique. » Sur les réseaux sociaux, rumeurs et thèses complotistes ont fleuri.
Les ambassades occidentales et les grandes institutions telles que la BAD ont envoyé des SMS d’alerte à leurs ressortissants et à leurs employés. L’opposition s’en est donné à cœur joie tandis que les supermarchés fermaient à la hâte et que des embouteillages monstres paralysaient certaines communes d’Abidjan… Et pendant quarante-huit heures, ces questions sont restées sans réponse : que veulent vraiment les mutins ? Comment une telle situation est-elle encore possible aujourd’hui ? Ouattara tient-il vraiment son armée ?
Des militaires sous payés
« Que vaut la chaîne de commandement quand des soldats sont obligés de se mutiner pour trouver solution à leur problème ? Il y a eu des défaillances, affirme Joël N’Guessan, porte-parole du Rassemblement des républicains (RDR), le parti présidentiel. Certaines personnes n’ont pas joué leur rôle ou n’ont pas suffisamment pris leurs responsabilités. »
Une thèse qu’accrédite une autre note des renseignements généraux, que JA a pu consulter. Datée du 24 novembre 2016, elle détaille les revendications des soldats du rang issus des ex-Forces nouvelles et celles des anciens combattants démobilisés.
Les premiers réclament un nouveau calcul de leur ancienneté et la fameuse prime Ecomog (du nom de la force de la Cedeao qui aurait pu intervenir en Côte d’Ivoire), en l’occurrence « cinq millions de F CFA [plus de 7 600 euros] et une villa promise » – promesse dont il n’existe aucune trace officielle, mais qui aurait été faite oralement. Pour les seconds, les revendications varient selon les villes, mais il est toujours question de primes et de pensions de retraite impayées.
Les ex-combattants laissés à l’abandon
Il peut d’ailleurs être difficile de distinguer ces hommes les uns des autres, les ex-combattants ayant parfois gardé armes et treillis et espérant encore réintégrer un jour l’armée ou rejoindre la police. Salué par une majorité d’observateurs lorsqu’il a pris fin, en juin 2015, le processus de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) a donc montré ses limites. « À Bouaké, il a été bâclé parce que les autorités voulaient aller vite.
La majorité des ex-combattants démobilisés vit dans un état de précarité inquiétant. «
Résultat, dans le Nord, les ex-combattants ont encore leur kalachnikov, ils commettent des braquages et, quand nos unités sont envoyées, elles essuient des tirs », explique un militaire. « La majorité des ex-combattants démobilisés vit dans un état de précarité inquiétant, précise le rapport des RG. Leur vulnérabilité a atteint un niveau tel qu’ils perdent facilement leur self-control. » Et de préconiser « la reprise d’un dialogue social franc, sincère et fécond » pour éviter « l’irruption d’un front armé ». La recommandation remonte à la fin du mois de novembre 2016. Pourtant, depuis, rien n’a été fait.
Un corps d’armée fractionné en groupuscules
Le pouvoir a-t-il sous-estimé le mécontentement ? Était-il trop occupé par son agenda politique, entre les élections législatives et la nomination – très attendue – d’un nouveau Premier ministre et celle d’un vice-président, pour entendre la mise en garde ? Ce qui est sûr, c’est que le dossier est complexe. « L’armée ivoirienne est une armée à deux vitesses, résume Aline Leboeuf, chercheuse à l’Institut français des relations internationales (Ifri) et auteure d’un rapport sur le sujet publié en mars 2016. Il y a d’un côté des corps d’élite qui ont la confiance du pouvoir et travaillent dans les meilleures conditions – les forces spéciales, le GSPR [Groupement de sécurité de la présidence de la République], le CCDO [Centre de coordination des décisions opérationnelles]. De l’autre, une armée “sociale” qu’on cherche à contenter pour éviter toute mutinerie, mais à laquelle on ne donne pas de moyens. »
On se retrouve, six ans après la fin de la guerre, non pas avec une armée unique, mais avec des armées dans l’armée.
« Tout le monde sait qu’il y a un gros malaise parmi les militaires, renchérit un ancien comzone. C’est la conséquence d’un déficit de commandement et d’autorité. Si bien qu’on se retrouve, six ans après la fin de la guerre, non pas avec une armée unique, mais avec des armées dans l’armée. Il y a les fidèles d’Alassane Ouattara, ceux de Guillaume Soro, ceux d’Ibrahim Coulibaly [dit IB, tué en 2011], ceux de l’ancien président Gbagbo… Tant que ces hommes qui se sont fait la guerre ou qui entretiennent aujourd’hui une très forte rivalité composeront l’armée, celle-ci sera sujette aux troubles. »
Aux origines de la crise
Pour comprendre les racines de la crise, un petit détour dans l’histoire récente s’impose. Félix Houphouët-Boigny se méfiait des militaires, mais avait mis en place une armée de format réduit, convenablement équipée, dont les soldats jouissaient de certains privilèges, résumait Azoumana Ouattara, professeur à l’université de Bouaké, dans un livre paru en 2011. Cela lui avait valu le surnom d’« armée suisse d’Afrique ». Et, longtemps, les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci) ont gardé cette image d’une armée apolitique, pluriethnique et légaliste. Au fil des années pourtant, les militaires ont été exclus de la vie civile, et, en décembre 1990, des jeunes soldats frustrés se mutinent. Après la mort d’Houphouët en 1993, les officiers de son entourage et de celui de son ancien Premier ministre, Alassane Ouattara, sont évincés par Henri Konan Bédié, qui nomme des proches à la plupart des postes clés.
Arrive alors le putsch de 1999 – à l’origine, un simple mouvement d’humeur d’une poignée de sous-officiers et de soldats, mais qui traduit un malaise profond. Selon Azoumana Ouattara, ce coup d’État a été « un véritable accélérateur de la destruction de l’armée, divisée par des choix partisans, ayant rompu avec la discipline et le respect de la hiérarchie des années 1990 ». L’armée a pris le pouvoir, mais se déchire. À Abidjan, des groupes rivaux font la loi sous le nom de « Camorra », de « Brigades rouges » ou de « Cosa Nostra », jusqu’à la tentative de coup d’État de septembre 2000 et la répression qui a suivi.
De Gbagbo à Ouattara, scission chez les militaires
C’est dans ce contexte que s’ouvre la crise politico-militaire de 2002. Dix ans plus tard, l’armée en sort profondément bouleversée. Les rôles se sont inversés : les soldats loyalistes sont devenus rebelles, et les rebelles, loyalistes. Créées en mars 2011 par Alassane Ouattara, les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) sont composées des anciens Fanci, qui ont soutenu Gbagbo, et des Forces armées des forces nouvelles (FAFN), en grande majorité sans expérience d’une véritable hiérarchie militaire.
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« En 2011, les FAFN et les comzones estimaient que c’étaient eux les chefs, et ils ne voulaient pas travailler avec les anciens cadres des Fanci, explique un expert militaire français. Le problème, c’est qu’ils n’étaient pas formés. » Les défis étaient alors légion. Il fallait tout reconstruire : faire travailler des corps qui se regardaient en chiens de faïence, régler l’épineux problème des ex-comzones, lancer les processus de DDR et de réforme du secteur de sécurité…
Conflits hiérarchiques
Six ans plus tard, les mouvements d’humeur de la troupe montrent bien que, malgré les réformes engagées, le chantier reste ouvert. La question de l’intégration des anciens rebelles dans l’armée n’est pas finalisée. Et le cas des anciens comzones est aussi sensible que complexe. Depuis plusieurs années, le pouvoir, qui a mis en place un système de rotation des postes et lancé des procédures judiciaires contre certains d’entre eux, a tenté de les affaiblir. Mais y est-il parvenu ?
Certains experts militaires estiment que ceux qui ont régné pendant presque dix ans sur le nord de la Côte d’Ivoire sont aujourd’hui décrédibilisés aux yeux du gros de la troupe. Pourtant, ils ont tout de même réussi à placer des proches à leur place, ouvrant la voie à une nouvelle génération de comzones qui répondent plus aux ordres de leurs aînés qu’à ceux de leur hiérarchie. Et le fait qu’un Wattao ait joué les médiateurs lors de la dernière mutinerie alors qu’il n’est plus « que » commandant en second de la Garde républicaine montre bien qu’Abidjan n’a pas complètement réussi à le mettre sur la touche. Voire qu’il conserve une forte influence sur une partie de la troupe.
Du ménage pour 2020
La réforme du secteur de la sécurité engagée par l’ancien ministre délégué à la Défense, Paul Koffi Koffi, et poursuivi par Alain-Richard Donwahi, a accouché d’une loi de programmation militaire pour les années 2016-2020. Le texte prévoit une réduction progressive des effectifs des FRCI – qui compteraient à terme 20 000 hommes – avec notamment un programme de départs volontaires concernant 4 400 militaires, ainsi qu’une réorganisation de la gestion des carrières.
Le texte précise que les « volontaires au départ bénéficie[ront] de l’octroi d’un pécule de départ, déterminé par grade et ancienneté de service ». Mais combien accepteront le deal ? Et surtout : l’armée ivoirienne sera-t-elle pour autant plus docile ?
Par Haby Niakate et Vincent Duhem – à Abidjan JA