Entre échanges de propos discourtois et défiance réciproque : est-on au sommet de l’incompréhension entre Bamako et Paris ?
SENTV : Entre la France et le Mali, la guerre des mots n’est pas loin de son zénith. Les autorités des deux pays se sont passé le mot pour ne pas baisser d’un ton. Le 30 septembre dernier, Emmanuel Macron a répondu aux « accusations » de Choguel Maïga sur un prétendu abandon du Mali par la France en plein vol. Le chef de l’État français a dit à Rfi que les propos du Premier ministre malien étaient « une honte ». « J’ai été choqué. Ces propos sont inadmissibles (…) qu’hier, nous avons présidé l’hommage national au sergent Maxime Blasco (mort au Mali dans un accrochage avec un groupe djihadiste). C’est inadmissible. C’est une honte et ça déshonore qui n’est même pas un gouvernement », s’est défoulé le président français.
Visiblement hors de lui, Emmanuel Macron a qualifié le gouvernement de la transition d’illégitime et a demandé à ce qu’il respecte ses engagements en organisant des élections aux dates échues. En réponse à cet assaut, le gouvernement malien a appelé la France à la retenue après les propos de Macron jugés « inamicaux et désobligeants ».
Aux origines de la mésentente entre Paris et Bamako
Cette démarche était d’autant plus opportune pour les autorités maliennes que le président français est revenu à la charge en soutenant que « l’armée française n’a pas à se substituer au non-travail de l’État malien ». Cette escalade est incompréhensible pour les néophytes laissés sur le quai de la série de mésententes et d’incompréhensions qui ont rythmé ces dernières années les relations franco-maliennes.
« Ce qui se passe maintenant est le résultat d’une dégradation des relations entre Paris et Bamako. Parmi les causes immédiates, il y a le discours de Choguel Maïga accusant Paris d’abandon, provoquant la fureur de Florent Parly et de Macron ; ils ressentent une forme d’ingratitude à leur égard de la part des maliens. Mais juste avant le discours des Nations-Unies, il y a la rumeur de Wagner. Mais juste avant le discours des Nations Unies, on a la rumeur de Wagner qui monte au Mali et qui est perçue par Paris comme une sorte de mouvement hostile à l’égard de la présence française. Il y a l’épisode important de la déclaration de Macron le 10 juin annonçant le retrait de Barkhane, on peut y voir une sorte de punition ou de sanction vis-à-vis de l’État malien d’autant plus que la déclaration s’accompagne de la fameuse tirade sur l’anomie dans laquelle retombent les zones sécurisées par Barkhane du fait de l’État qui décide de ne pas prendre ses responsabilités.
Cette déclaration fait partie des choses qui ont fait augmenter le ressentiment des maliens qui pensent qu’on leur fait porter le choix de reconfigurer Barkhane. La déclaration est humiliante. Mais en remontant encore dans le passé, on s’aperçoit que finalement depuis mai 2021 et le fameux coup du Colonel Assimi Goita et la mise en place du gouvernement Choguel Maïga, on a un climat délétère entre Paris et Bamako. Qui a à voir avec la personnalité de Choguel Maïga, avec l’abandon d’un modus vivendi qui avait été trouvé avec la précédente administration de Moctar Ouane et Bah N’daw », explicite Yvan Guichaoua dans un entretien à Dakaractu.
L’enseignant-chercheur en analyse des conflits à la Brussels School of international studies (University of Kent) va plus loin et convoque « l’une des périodes charnières que constituent septembre-octobre 2019 pour expliquer les tensions actuelles ». Cette année a été selon lui, une année de « désastre militaire pour l’armée malienne et a aussi révélé les limites de l’intervention de Barkhane ».
La branche sahélienne de l’État islamique a multiplié les attaques ciblant non seulement l’armée malienne, mais les autres forces de défense et de sécurité du Niger et du Burkina Faso dans la région des trois frontières plus connue sous le nom de Liptako-Gourma. Il se trouve que la période a coïncidé avec une grande contestation politique contre Ibrahim Boubacar Keïta considéré par l’opinion publique malienne comme un « gouverneur » de la France.
C’est dans ce sillage que le sommet de Pau, initialement prévu en décembre s’est finalement tenu en janvier 2020, avec la présence des cinq chefs d’État du G5 Sahel. Une stratégie est pensée pour prendre l’ascendant sur l’ex-EIGS qui est qualifiée de priorité numéro 1.
Une année plus tard, un sommet aux allures d’évaluation de ce qui a été décidé à Pau a été accueilli par la capitale tchadienne. Mais pour Yvan Guichaoua, ces deux sommets avaient pour vocation de l’ambiance qui s’est dégradée sur fond de mésentente et d’incompréhensions entre la France et ses anciennes colonies au sujet de la présence de ses troupes. Donc pour l’enseignant chercheur qui suit de très près ce qui se passe au Sahel, « il faut regarder les choses un peu plus en profondeur et notamment sur le plan historique pour s’apercevoir que les incompréhensions viennent et que des erreurs ont été commises des deux côtés ».
Des déclarations populistes en veux-tu, en voilà
Le malheur, c’est que les choses risquent de ne pas se calmer. « Ce qui rend les choses si extrêmes, c’est que Choguel Maiga, sait qu’à partir de février 2022, sa position va être fragilisée aux yeux de l’opinion publique internationale parce que la date à laquelle les élections sont prévues or ces élections n’auront certainement pas lieu en 2022 », analyse Yvan Guichaoua selon qui, « une manière pour le gouvernement de la transition de se maintenir au pouvoir, c’est de montrer qu’il a l’assentiment de la population ».
Dans un entretien à France 24 et RFI le 27 septembre, Choguel Maïga annonce les couleurs d’un éventuel report des élections « de quelques semaines, de quelques mois de plus ». « Du côté français, on est dans une année électorale. Emmanuel Macron sait qu’il ne peut pas se permettre d’avoir la moindre faiblesse qui pourrait être exploitée contre lui par l’opposition en perspective de la présidentielle d’avril 2022 », décode l’enseignant chercheur.
Potentiellement candidat à sa propre succession, le président français est annoncé au second tour par les sondages, avec Marine Le Pen du Rassemblement national. Mais la grande peur, c’est la montée en puissance du polémiste Eric Zemmour qui enregistre selon les derniers sondages, 13% des intentions de vote. En un mois, il a gagné 5 points et se trouve seulement à 12 points de l’actuel chef de l’État. « Ce qui veut dire qu’on risque d’aller vers des déclarations populistes des deux côtés », prédit Yvan Guichaoua. Peut-on pour autant dire que le point de non-retour est atteint ?
Pour le chercheur, tout dépend de la nature du deal entre Wagner et les autorités maliennes, soulignant au passage qu’« on n’est pas dans une période de grogne ou de mécontentement qui pourrait s’apaiser par la négociation ». « On est à une heure de choix un peu plus importants et significatifs qui décideront de l’avenir du Mali et de la présence étrangère au Mali et au Sahel », fait observer l’enseignant chercheur.
Le Mali négocie avec une compagnie paramilitaire russe
Le Mali ne cache plus son penchant pour les sociétés paramilitaires russes. Mais à ce jour, les autorités de la transition qui reconnaissent que des discussions sont en cours, préfèrent faire durer le suspense sur l’identité de la compagnie militaire privée avec laquelle elles ont décidé de traiter. Un peu plus tôt, le ministre russe, en marge de la 76e Assemblée générale des Nations Unies, confirme l’existence du lien entre le Mali et des compagnies paramilitaires russes. Sergueï Lavrov explique cette option de Bamako par l’échec de la France dans la lutte contre les groupes terroristes. Il faut croire que les relations entre la Russie et le Mali n’ont jamais été si idylliques.
Le soir de la charge d’Emmanuel Macron contre le pouvoir de Bamako, Sadio Camara réceptionne quatre hélicoptères de type MI-171. « C’est la concrétisation d’un contrat signé en décembre et entré en vigueur en juin 2021. L’extrême rapidité de l’exécution de ce contrat montre la fiabilité et le sérieux de ce partenaire qui nous a toujours donné satisfaction dans un cadre d’échanges gagnant-gagnant », déclare le ministre malien de la Défense et des Anciens combattants. Ce matériel militaire qui devrait être mis à la disposition de l’armée de l’air dans le cadre de la défense du territoire malien, est accompagné d’instructeurs qui n’auraient rien à voir avec ceux annoncés par la « rumeur ».
En revanche, le chef d’une organisation russe qui prétend travailler avec la Russie en Centrafrique donne une interview à un média malien et vante les méthodes des « instructeurs russes ». L’occasion est très belle pour se priver de tancer la France qui « n’est pas intéressée par le développement des armées locales », d’après Alexandr Ivanov. Sur ru.ru, l’instructeur russe précise cependant que les employés de la société qu’il dirige ne sont pas encore arrivés au Mali. « Néanmoins, il y a déjà des photos de Maliens à côté des Russes sur les réseaux sociaux, et de russe dans les installations militaires maliennes, donc, je pense que le travail est en cours », assure-t-il.
Ce basculement du Mali en faveur de paramilitaires russes ne sera pas sans conséquences à court terme. « Cela aliénerait le soutien français de manière relativement durable », pronostique Yvan Guichaoua qui ne s’attend pas par contre à un froid qui dure dans le temps. C’est d’autant plus plausible que les deux États ont besoin l’un de l’autre. En perdant l’allié français, Bamako risque de se mettre à dos un tas d’acteurs. C’est du moins ce que redoute Yvan Guichaoua.
« Elle perdra un tas d’acteurs que la France peut influencer ou qui ont leurs propres avis à avoir avec Bamako et qui éprouvent pour des questions politiques l’emploi de mercenaires, l’alignement de la Russie », craint le spécialiste du Sahel. Ces acteurs peuvent être internationaux comme régionaux. Des pays comme le Niger, le Burkina Faso et la Mauritanie qui sont membres du G5 Sahel ont déjà exprimé leurs préoccupations quant à l’association de sociétés paramilitaires russes dans la guerre contre le terrorisme.
Face à ces hostilités, le Mali doit se réinventer pour tirer son épingle du jeu. Et peut-être pourrait-elle compter sur l’Algérie pour tenir tête à la France et à ses soutiens dans ce bras de fer.
Front Algéro-Malien anti-français
En tout cas, est en train de naître un front algéro-malien anti-français. Et les récentes déclarations d’Emmanuel Macron y sont pour quelque chose. À l’occasion d’une rencontre avec les petits-fils des Harkis, le président français a déclaré que l’Algérie de l’après indépendance s’est construite sur une rente mémorielle entretenue par un système politico-militaire. Il a ajouté que l’histoire algérienne a été réécrite sur un discours reposant sur une haine de la France. Déjà en colère contre Paris après la réduction par les autorités françaises du quota de visas octroyés aux ressortissants algériens, Alger a rappelé son ambassadeur en France et a fermé son ciel à l’Opération Barkhane.
Conscient de sa bourde, Emmanuel Macron a tenté d’apaiser la situation, mais Alger campe sur sa position et semble plus que déterminée à faire payer à la France son incorrection. En visite au Mali ce mardi 5 octobre, le chef de la diplomatie algérienne a qualifié de « faillite mémorielle » les déclarations de Macron contre son pays et contre le Mali. L’Algérie qui dispose d’un autre levier économique (ses ressources naturelles) pour appuyer sur la plaie a cependant une faiblesse. Le sud de son pays et l’hostilité de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA) dont l’opposition au recours aux mercenaires russes par le Mali n’est pas un secret.
Dakaractu