«Israël est un Etat démocratique pour les juifs et un Etat juif pour les Arabes»

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Sept décennies après sa fondation, Israël est un pays transformé par ses mutations démographiques, politiques, économiques et culturelles. Les succès économiques et les prouesses technologiques dont l’Etat hébreu se targue aujourd’hui n’ont pas toutefois fait disparaître les menaces stratégiques et existentielles qui pesaient sur lui depuis son avènement. Retour avec la spécialiste de la région Elisabeth Marteu sur les 70 ans d’Israël et sur l’itinéraire mouvementé et complexe de cet Etat pas comme les autres au cœur des turbulences géopolitiques du Moyen-Orient contemporain. Interview.

Politologue, spécialiste du conflit israélo-palestinien et du Proche-Orient, Elisabeth Marteu est chercheuse consultante à l’International Institute for Strategic Studies (IISS), basée à Bahreïn. Elle est l’auteur de « Israël et les pays du Golfe : les enjeux d’un rapprochement stratégique » (Études de l’Ifri, janvier 2018) et « Israel and the Jihadi Threat » (Survival, janvier 2018).

RFI : Que fête-t-on ce 14 mai à Tel-Aviv, l’anniversaire de la naissance d’Israël ou celui de son indépendance ?

Elisabeth Marteu : Le 14 mai 1948, David Ben Gourion, futur chef du premier gouvernement israélien, proclame la fondation d’Israël quelques heures avant l’expiration du mandat britannique sur la Palestine. Cette déclaration concrétise donc à la fois l’indépendance vis-à-vis des autorités britanniques et la naissance de l’Etat d’Israël.

Quelles sont les circonstances qui ont conduit à l’avènement de ce nouvel Etat ?

La création d’Israël est d’abord l’aboutissement d’un projet politique (1) visant la création d’un foyer national pour le peuple juif. Ce projet est présenté par Theodore Herzl (2) au premier congrès sioniste de Bâle en 1897, puis reconnu lors de la Déclaration Balfour du 2 novembre 1917 (3) et enfin soutenu par la Société des nations qui accorde au peuple juif le droit de disposer d’un Etat. Le sionisme politique a accompagné les vagues de migrations des Juifs (« alya », en hébreu, NDLR) vers la Palestine sous domination ottomane puis britannique, l’établissement des projets collectifs de vie ou kibboutz et la mise en place des premières structures de gestion sociale, politique, économique mais également sécuritaire qui ont constitué les fondements du futur Etat israélien. Israël est donc d’abord le fruit d’un long combat politique. Il est ensuite la conséquence de l’oppression et de la détresse des Juifs qui ont cherché dans les années 1930 et 1940 un refuge face à la montée du nazisme en Europe. La Shoah a enfin démontré l’urgence de leur donner un cadre de vie sûr et a accéléré la mobilisation internationale en faveur de la création de l’Etat d’Israël.

70 ans après sa naissance, Israël demeure la seule démocratie du Moyen-Orient. Pour autant, les idéaux « de liberté, de justice et de paix » ou encore de « complète égalité de droits sociaux et politiques (…) sans distinction de croyance, de race et de sexe » proclamés par Ben Gourion en 1948, ont-ils toujours droit de cité dans l’Etat hébreu ?

Israël et les Territoires palestiniens

Le projet d’inspiration socialiste et égalitaire pensé par les pères fondateurs de l’Etat d’Israël est resté largement un mythe, en dépit de l’hégémonie du parti travailliste dans la vie sociale et politique du pays jusque dans les années 1980 et de sa concrétisation dans certains projets collectivistes comme les kibboutz. D’abord, la domination d’une classe éduquée de Juifs ashkénaze, soit originaires d’Europe et d’Amérique du Nord, a mis au jour la marginalisation des Juifs originaires d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Il a fallu attendre la victoire du Likoud, parti de droite nationaliste, aux élections parlementaires de 1977 et la création du Shas, parti orthodoxe mizrahi, en 1984 pour que la scène politique israélienne s’ouvre aux juifs orientaux et religieux. Le multipartisme israélien est garanti par des élections parlementaires à la proportionnelle quasi-intégrale. Le spectre partisan est très large allant des partis arabes (communistes, nationalistes et islamiques) aux partis juifs ultra-orthodoxes, en passant par le centre-gauche, le centre-droite et la droite ultra-nationaliste. Ensuite, l’Etat israélien est caractérisé depuis ses débuts par une très grande diversité sociale et ethnico-confessionnelle, puisque près de 20% de sa population est arabe palestinienne (dont 90% de musulmans) et que la part des orthodoxes et des nationalistes-religieux ne cesse de progresser aux dépens des laïcs. Le principe du statu quo, signé en 1947 entre les dirigeants laïcs et religieux du mouvement sioniste, est de plus en plus difficile à tenir, tant les aspirations sociétales et politiques des deux communautés peuvent être antinomiques. Quant aux Arabes israéliens, traités comme des citoyens de seconde zone, ils revendiquent plus que jamais leur appartenance au peuple palestinien alors qu’ils vivent au sein d’un Etat qui refuse de choisir entre son identité juive et démocratique. Comme l’a déclaré Ahmad Tibi, député arabe à la Knesset : « Israël est un Etat démocratique pour les juifs, et un Etat juif pour les Arabes ». Enfin, les principes de paix et de sécurité énoncés dans la déclaration d’indépendance sont mis à mal depuis 1948 par un conflit israélo-palestinien meurtrier et des négociations dans l’impasse.

Les observateurs parlent aussi de la droitisation de la vie politique ces dernières années. Quelle conséquence cela a-t-il eu sur l’évolution d’Israël ?

En effet, depuis le début des années 2000, la population israélienne et donc la vie politique se droitisent à mesure que le conflit israélo-palestinien s’enlise et que le Moyen-Orient s’embrase, alors que les changements sociologiques et démographiques au sein de la population réduisent la part de l’électorat de gauche. L’instabilité régionale attise les craintes et fait le lit des plus radicaux qui rêvent toujours du Grand Israëlallant de la Méditerranée jusqu’au Jourdain. En leur donnant une place de choix dans ses différents gouvernements, le Premier ministre actuel Benyamin Netanyahu a installé durablement l’extrême droite et les colons au pouvoir et réduit les chances de concrétiser un jour la solution de deux Etats. Ces partis soutiennent la colonisation des territoires palestiniens et défendent un agenda politique ultra-sécuritaire. Ils s’attaquent également au pouvoir judiciaire, notamment à la Cour suprême qui fait figure d’autorité indépendante et réformiste; mais également aux associations de droits de l’homme qui sont accusées de trahison nationale.

Si la création d’Israël a été vécue par les Juifs comme un miracle, elle est une « catastrophe » pour les 800 000 Palestiniens réduits à l’exil par l’avènement de la nouvelle entité. Où en est aujourd’hui le projet du partage de l’ancienne Palestine en deux Etats ?

La proclamation d’indépendance de l’Etat d’Israël ou Nakba (« catastrophe », en arabe) pour les Palestiniens a été suivie par le déclenchement de la première guerre israélo-arabe. En 1949, la Cisjordanie et Jérusalem-Est sont placés sous autorité jordanienne, et Gaza sous gouvernance égyptienne. Plus de 800 000 Palestiniens ont été forcés de quitter leurs terres et se réfugier dans les autres territoires palestiniens ou dans les pays limitrophes. A la suite de la guerre de 1967, Israël conquiert ces territoires, les occupe et les administre jusqu’aux accords de paix d’Oslo de 1993 entre les représentants israéliens et de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Oslo ouvre la voie à la création de l’Autorité palestinienne en 1994 et à un système complexe de répartition de la gouvernance politico-sécuritaire entre les autorités israéliennes et palestiniennes (notamment le partage de la Cisjordanie en zones A, B, C). Alors que le processus de paix devait en principe aboutir à la création d’un Etat palestinien, l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin en 1995, puis surtout l’embourbement d’un feuilletage politico-administratif perpétuant de facto l’occupation israélienne, ont durablement affecté la solution de deux Etats. Les ambiguïtés de Benyamin Netanyahu sur les limites territoriales de la souveraineté israélienne et surtout la poursuite de la colonisation à Jérusalem-Est et en Cisjordanie ont ensuite confirmé que la solution de deux Etats était durablement dans l’impasse. Il est aujourd’hui trop tard pour envisager deux entités étatiques indépendantes coexistant pacifiquement le long des frontières de 1967. Certains soutiennent d’ailleurs aujourd’hui la solution d’un seul Etat démocratique pour tous. La solution juste et durable au conflit israélo-palestinien reste donc à définir et surtout à être mise en œuvre.

Israël n’est toujours pas reconnu par l’ensemble de ses voisins. Comment les rapports d’Israël avec ses voisins arabes ont évolué au cours des décennies ?

Spécialiste du conflit israélo-palestinien, Elisabeth Marteu est chercheuse consultante à l’International Institute for Strategic Studies (IISS).

Marteu / coll. personnelle
Après trois guerres israélo-arabes (1948-1949, 1967 et 1973), Israël a signé un accord de paix avec l’Egypte en 1979 et avec la Jordanie en 1994. Ces accords ont ouvert la voie à des échanges économiques et surtout à une coopération sécuritaire d’envergure. Pour autant, il y a très peu de contacts entre les populations. Des manifestations de soutien à la cause palestinienne sont encore fréquemment organisées au Caire et à Amman. La Jordanie est d’ailleurs toujours majoritairement peuplée de Palestiniens et de leurs descendants. L’absence de règlement de la question des réfugiés palestiniens avec plus de 5 000 000 enregistrés officiellement auprès des agences des Nations unies, demeure un problème majeur pour les pays d’accueil comme la Jordanie qui accueille plus de deux millions de Palestiniens exilés, la Syrie qui compte plus de 500 000 hommes et femmes ou encore le Liban avec encore 450 000 réfugiés. Les relations avec le Liban et la Syrie sont toujours conflictuelles. La dernière guerre avec le Hezbollah libanais (4) a eu lieu en 2006 et l’aggravation des tensions entre Israël et l’Iran, notamment via le territoire syrien, fait craindre un nouvel embrasement du Golan et du Sud Liban. La frontière nord d’Israël reste donc extrêmement volatile. Israël n’a donc jamais réussi à normaliser ses relations avec ses voisins arabes.

Israël s’est toutefois rapproché d’un certain nombre de pays arabes du Moyen-Orient dès les années 1990, comme vous l’avez souligné dans une étude que vous avez publiée sous l’égide de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Quels sont les enjeux du rapprochement stratégique de Tel Aviv avec Abou Dhabi et Riyad depuis 2011 ?

La constitution d’un axe anti-iranien allant de Tel-Aviv à Washington en passant par Abu Dhabi et Riyad n’est plus un secret. Le discret rapprochement économique opéré par Israël avec Oman et Doha dans les années 1990 a laissé place depuis 2011 à une convergence d’intérêts sécuritaires avec Abu Dhabi et Riyad autour de deux ennemis communs : les Frères musulmans et l’Iran. Le succès politique des mouvements « fréristes » (5) dans le sillage des Printemps arabes, la reprise des négociations sur le nucléaire iranien en 2013 puis la signature controversée de l’accord de Vienne en 2015, ainsi que la défiance partagée à l’égard de la diplomatie moyen-orientale du Président américain Barack Obama, ont renforcé les relations entre Israël et certains pays de la péninsule arabo-persique. Ces relations sont pour l’heure discrètes et pragmatiques. Les trois pays ont soutenu la sortie des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien proclamée par Donald Trump le 8 mai 2018 et se déclarent aujourd’hui prêts à agir pour stopper les ambitions régionales, nucléaires et balistiques de l’Iran. Dès le 9 mai, les forces iraniennes positionnées en Syrie et l’armée israélienne ont d’ailleurs échangé des tirs de missiles, faisant craindre une escalade militaire sans précédent entre les deux pays. Pour autant, la question palestinienne reste un obstacle à la normalisation des relations entre Tel Aviv, Abou Dhabi et Riyad. Il est très peu probable que les Golfiens assument ouvertement et élargissent leur relation bilatérale avec Israêl si aucune avancée n’est consentie sur la question palestinienne . Ce serait risqué pour Riyad de remettre en question son image de leader du monde sunnite, alors que beaucoup lui reprochent déjà de s’allier aux Américains et aux Israéliens dans sa lutte contre l’Iran.

Des troupes israéliennes stationnées dans le territoire occupé du Golan, le 10 mai 2018.

REUTERS/Ronen Zvulun
Les célébrations du 14 mai mettront en avant le souci d’Israël de se promouvoir comme une « start-up nation ». En quoi les prouesses d’Israël en matière de hautes technologies et plus généralement en économie sont remarquables ?

Israël s’est trop imposé comme une terre d’innovation au point de devenir la deuxième référence mondiale derrière la Silicon Valley. La « start-up nation » est fondée sur une économie libérale dynamique portée par de jeunes entreprises innovantes, une croissance d’environ 4% par an et un chômage faible autour de 5%. Pour autant, le « miracle israélien » ne bénéficie pas à tout le monde. Israël est le pays de l’OCDE qui détient le taux de pauvreté le plus élevé, avec environ 20% de la population vivant sous le seuil de la pauvreté, et indice d’inégalité en hausse. Les familles arabes et juives ultra-orthodoxes sont les premières touchées.

Si vous deviez retenir quatre dates qui ont marqué l’histoire récente de ce septuagénaire nommé Israël, lesquelles retiendrez-vous ?

Septembre 2000. Le déclenchement de la seconde Intifada (6) qui marque l’échec des accords d’Oslo et le début d’une nouvelle phase de violences entre Israéliens et Palestiniens.

Juillet-août 2006. Eclatement du conflit entre le Liban et Israël qui ouvre la voie à une période de tensions durables entre le Hezbollah et Israël.

Juillet 2014. Début de la guerre de Gaza. Israël lance l’Opération « Bordure protectrice » qui fait plus de 2200 morts, des centaines de milliers de déplacés et des destructions d’ampleur inégalée. La situation à Gaza reste toujours fragile et pourrait déboucher à tout moment sur une nouvelle guerre.

14 mai 2018. Les Etats-Unis transfèrent leur ambassade à Jérusalem. Ils rompent avec le consensus international qui veut que le statut de Jérusalem sera déterminé dans le cadre des négociations de paix entre Palestiniens et Israéliens. Cette décision américaine a attisé les tensions locales et régionales autour de la question palestinienne.

(1) Le sionisme politique est né en Europe centrale et orientale à la fin du XIXe siècle, dans le contexte des revendications égalitaires héritées des Lumières au XVIIIe siècle et du développement des idéologies nationalistes, mais aussi des ghettos, des pogroms antisémites (comme en Russie en 1881 et 1882) et des lois discriminatoires qui existaient à l’époque à l’encontre des citoyens juifs.

(2) Journaliste hongrois d’origine juive, Théodore Herzl (1860-1904) fut le premier à préconiser la création d’un Etat juif comme solution à la persécution que subissaient les Juifs en Europe. Son livre L’Etat juif, publié en 1896, est le texte fondateur du sionisme politique.

(3) On appelle « Déclaration Balfour », l’engagement pris le 2 novembre 1917 par Londres, en la personne de son ministre des Affaires étrangères, lord Arthur James Balfour, de soutenir « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». La ratification par la Société des nations (SDN) du mandat britannique sur la Palestine en juillet 1922, transforme la déclaration unilatérale britannique en un document de droit international.

(4) Le Hezbollah, ou « parti de Dieu », est un parti politique et une organisation militaire chiite au Liban. Force politique dominante, il est présent au sein du gouvernement libanais.

(5) Ce terme désigne le réseau transnational des Frères musulmans, mouvement islamique né en Egypte en 1928.

(6) Révolte populaire palestinienne contre la politique d’occupation israélienne. La première Intifada (« soulèvement », en arabe) a éclaté le 9 décembre 1987 et a duré six ans. La seconde Intifada, appelée aussi « Intifada Al-Aqsa », a commencé en septembre 2000 et s’est achevée en 2005.

(7) Le 8 juillet 2014, l’opération militaire israélienne « Bordure protectrice » est lancée dans la bande de Gaza. Ce conflit de près de deux mois a fait plus de 2 200 morts et des centaines de milliers de déplacés.

RFI

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