SENTV : L’orchestre « Jigeen ñi » veut tirer les leçons de l’échec de formations musicales féminines pionnières ayant émergé sur la scène musicale sénégalaise dans les années 1990, pour s’imposer et convaincre définitivement de la possibilité d’allier une pleine vie de femme et une carrière musicale aboutie.
« On veut montrer aux Sénégalaises qu’on peut en tant que femme, faire de la musique. On n’est pas des femmes qui jouent de la musique, on est des musiciennes professionnelles et nous voulons représenter le Sénégal en s’imposant partout dans le monde », argue la chef d’orchestre du groupe et pianiste Khady Dieng, dans un entretien avec l’Aps.
Selon le producteur Samba Diaité, manager du groupe, l’orchestre « Jigeen ñi » est partie du constat de l’absence de femmes instrumentistes dans l’écosystème de l’industrie musicale sénégalaise, où elles se comptent sur le bout des doigts.
« Les femmes ont toujours joué le second rôle dans la musique, elles ont été tout le temps soit des choristes, soit des danseuses. Elles n’ont pas été souvent au-devant de la scène, rares sont des instrumentistes comme Mah Keita, bassiste du groupe Takeifa, qui s’imposent aujourd’hui », relève le promoteur.
Selon Samba Diaité, ex-manager de la chanteuse Maréma Fall, lauréate 2014 du ’’Prix découverte RFI’’, l’expérience de l’orchestre ’’Jigeen ñi’’ est « la somme de tous ces manquements qui sous-tendent le désir de positionner la femme partout dans le monde à travers la scène ».
« C’est l’occasion aussi de lever ces stigmates d’ordre social qui poussent la femme à se sentir marginalisée quand elle fait de la musique, parce qu’on te considère comme une femme de mœurs faciles ou que tu as des orientations négatives ».
« Pour nous, ajoute M. Diaité, l’instrument n’a pas de sexe, c’est d’abord un métier, il faut juste en faire un travail ».
Les Seck Sisters » et « Alif », des formations musicales 100% féminines ayant existé dans les années 1990 au Sénégal, font figure de groupes pionnières dans ce domaine, en dépit de leur disparition de la scène musicale sénégalaise.
Le premier groupe, composé de Anta, Ndickou, Coura Penda et Khady, toutes des instrumentistes versées dans le style mbalax, style musical typiquement sénégalais, a été lancé en 1994, sous l’égide de leur père Laye Bamba Seck, un artiste et acteur culturel sénégalais décédé en 2017.
A cette époque, leur grande sœur Coumba Gawlo Seck évoluait déjà en solo sur la scène musicale.
Il y a eu ensuite le groupe de rap « Alif » (Attaque libératrice pour l’infanterie féministe) du trio Mamy, Myriem et Oumy, qui avait réussi à se faire une place de choix sur les scènes, avant de disparaître quelques années après sa création en 1997.
Des héritières au parcours musical bien précis
Dans la lignée de ces précédents groupes, les cinq amazones de l’orchestre ’’Jigeen ñi’’, la pianiste et chef d’orchestre Khady Dieng, sa sœur ainée Aïssatou Dieng (batterie), Evora Vaz à la guitare basse, Rema Diom (soliste) et Ndèye Cissé « Yaye Fall » (percussion), toutes des autodidactes pour la plupart, réalisent leur rêve d’enfant.
Khady (piano) et sa sœur Aïssatou Dieng (batterie), qui habitent la Médina à Dakar, incarnent l’héritage de leur père pianiste, feu Safihou Dieng, sergent-chef de l’armée sénégalaise et qui a officié dans la musique principale des Forces armées, « bien avant le défunt colonel Fallou Wade », disent-elles.
« C’est lui qui m’a vraiment initiée au piano, je le voyais jouer tout temps à la maison, l’amour de cet instrument vient de là », explique Khady, qui a intégré le groupe ’’Jigeen ñi’’ grâce à l’entremise d’un de ses amis, une connaissance de Samba Diaité, le producteur et manager du groupe.
« On s’est dit qu’avec le décès de notre papa, on devait prendre le flambeau pour que là où il est, il soit fier de nous », ajoute Aïssatou.
Khady Dieng, diplômée en maintenance informatique, avait déjà pris goût à la scène en jouant pour la première fois le 7 juillet 2012 au Grand-Théâtre de Dakar, avec le groupe Takeifa, mais aussi avec sa sœur Korka Dieng et le chanteur-batteur Pape Niang.
Elle a aussi officié pendant quatre ans dans un groupe gospel de l’église Les Martyrs de l’Ouganda, le même dans lequel sa sœur aîné Aïssatou avait peaufiné son art vocal et perfectionné sa pratique instrumentale pendant quatre ans, de 2009 à 2012, avant d’intégrer une école d’harmonie et de musique, pour ensuite investir le domaine de la recherche musicale.
« Ma petite sœur me dit souvent, il ne faut jamais lâcher, il faut toujours aller à la découverte, il ne faut pas être paresseux dans ce qu’on fait, même les autres filles me motivent tout le temps, ce qui me donne de l’énergie », indique Aïssatou, avant de rire aux éclats.
Le batteur « est le métronome, le chef d’orchestre » d’un groupe, note celle qui tient ses références en matière de batterie, du chanteur sénégalais Pape Niang, qu’elle rêve de rencontrer un jour et du musicien anglais Phil Collins.
« Tu es le cœur et le moteur du groupe, si tu flashes, tout le monde te suit », insiste-t-elle en parlant de l’importance du batteur.
« Je n’ai pas choisi cet instrument, c’est la batterie qui m’a choisie. Quand j’allais voir les lives band au Just for 4 avec tonton feu Habib Faye ou Vieux Mac Faye, bizarrement, j’écoutais plus la batterie et la basse que les autres instruments, le fait de le pratiquer est venu au feeling », explique Aïssatou, se disant guidée par l’amour de la musique et l’héritage laissé par un père musicien.
Elle a déjà donné un aperçu de son talent lors de concerts avec le groupe gospel des Martyrs de l’Ouganda, avant de rejoindre sa sœur au sein de l’orchestre « Jigeen ñi ».
Dans le groupe, chacune compose sa base de musique, la partage avec les autres, avant toute orchestration.
La bassiste du groupe Evora Vaz, sénégalaise d’origine capverdienne, est aussi héritière d’un parcours musical, pour faire partie d’une famille de danseurs, chanteurs, rappeurs. Son amour pour la basse remonte à sa tendre enfance, où elle ne cessait de mimer les sons de la basse et de la batterie en écoutant de la musique.
Après une formation de quatre ans (2015-2018) à l’Ecole nationale des arts, elle parvient à dominer sa peur de cet instrument.
« C’est particulièrement mon professeur Moustapha Cissé qui m’a appris à jouer. J’avais peur de jouer cet instrument, il m’a donné confiance et m’a montré comment faire les accords. Je faisais des cours à l’école et même chez lui », dit-elle.
Evora Vaz exprime tout avec son instrument.
La soliste du groupe, Rema Diom, diplômée de l’Ecole nationale des arts (2013-2017) et spécialité solfège, assure la guitare solo au sein de l’orchestre, mais elle a dû donner des garanties pour convaincre un père réticent à la laisser pratiquer sa passion.
Rema qui avait des appréhensions à intégrer un groupe de filles à ses débuts, estime désormais se sentir dans sa famille, le maître mot de l’orchestre « Jigeen ñi », dont les membres considèrent leur groupe comme une seconde famille.
La percussionniste Ndèye Cissé alias « Yaye Fall », dernière fille à intégrer le groupe et la plus âgée parmi les cinq instrumentistes, peut se prévaloir d’une expérience d’une quinzaine d’années dans le milieu artistique.
Cet ex-membre du groupe « Djimbé Rymthe » de Guédiawaye, a par exemple, accompagné Youssou Ndour en 1998, lors d’une tournée internationale de Waly Ballago Seck lors de son concert « Arena Tour » en Suisse.
Toutes les cinq filles de « Jigeen ñi » sont en dreadlocks, un choix naturel, selon Rema Diom.
« Quand on est artiste, dit-elle, on a besoin d’être naturel, on n’a pas le temps d’aller se coiffer, on l’a senti en groupe et ça s’est fait naturellement ».
Ces natives de Dakar comptent continuer la musique même après un éventuel mariage. « On espère avoir des maris compréhensibles, car la musique est un métier comme tout autre », conclut Khady Dieng, la chef d’orchestre.
Aps