Les Français de la Silicon Valley sont abasourdis par les déclarations, les mémorandums et les décrets du président américain Donald Trump sur l’immigration. Ils sont quelque soixante mille à avoir élu domicile dans le nord de la Californie. Ils ont monté des start-up, ou intégré les équipes dirigeantes des grands groupes de la Tech. Le décret anti-immigration est sur toutes les lèvres dans la communauté. Il est source d’angoisses, en particulier chez les binationaux Assis dans l’atrium d’un espace de co-working aux briques apparentes barrées de tapisseries aux motifs végétaux très californiens, une trentaine de « start-uppers » écoutent avec attention la présentation de Rebecca, membre de l’association de défense des droits de l’homme ACLU. Une soirée « Know your rights » (« Connaissez vos droits »), organisée à l’initiative de Pierre Letoublon, le jeune Français qui dirige la pépinière de patrons indépendants Parisoma, logée à Mission, un quartier branché de San Francisco.
« Beaucoup sont venus vers nous pour nous demander si l’on avait des contacts avec des associations ou des avocats. Les gens deviennent plus attentifs par rapport à ces questions d’immigration qui, jusqu’à maintenant, concernaient les immigrés clandestins, et pas du tout l’immigration choisie », constate l’entrepreneur rouquin. Comme de nombreux Français dans la région, Pierre Letoublon est titulaire d’un visa H1B, un visa réservé aux professionnels qualifiés, que l’administration Trump souhaite remodeler.
« C’est une approche totalement orthogonale avec l’esprit de la Silicon Valley », proteste Christophe Allexandre, installé dans une maison confortable de Sun Valley, un quartier opportunément protégé du brouillard par les collines jumelles dites « Twin Peaks ».
L’échec valorisé
Cet ingénieur quadragénaire et père de trois enfants a officié à des postes de responsabilités pour Texas Instrument et d’autres géants de la Tech américains au cours des vingt dernières années. Aujourd’hui, il codirige la société de microprocesseurs ISD, dont le chiffre d’affaires compte neuf zéros.
« A la Silicon Valley, on valorise l’échec, car c’est une façon d’apprendre. En France, quand on échoue, on a échoué. Ici, on a juste tenté, et on peut tenter de faire mieux, donc ici on ne juge pas. D’ailleurs que ce soit sur le côté physique, la religion, l’ethnie, les réussites passées, les échecs, personne ne juge ici, et ce n’est pas un cliché, insiste le diplômé de l’école d’ingénieurs ISEN de Lille. Quand on est arrivé aux Etats-Unis, le pays était ouvert, et d’un seul coup on se retrouve dans un endroit qui choisit les gens en fonction de leur religion, de leur couleur de peau, ça ne colle pas du tout avec la façon dont l’économie tourne ici ! »
Frédéric Filloux abonde dans le même sens. Ce journaliste français, ancien correspondant à New York du journal Libération et qui est passé par Les Echos, décrypte désormais l’actualité des médias numériques pour le site Monday note.
« Ce n’est pas une légende. Il suffit d’avoir trois réunions chez Facebook pour voir que dans la salle, vous avez une très grande partie de gens qui viennent du monde entier. Dans mon carnet d’adresse, dans mon iPhone, la moitié des gens dans mes relations ont un accent étranger, une origine étrangère, et souvent un passeport étranger. Les gens de la côte est, à Washington notamment, aiment voir là-dedans une vue de l’esprit californienne… Non ! C’est la réalité des faits ! »
Frédéric Filloux bénéficie de la bourse du Knight Fellowhip de l’université de Stanford, au cœur de la Sillicon Valley, à mi-chemin entre Mountain View et Palo Alto. La prestigieuse institution, comme la plupart des gros patrons, a tout fait pour protéger les étrangers.
« On a eu pas mal de briefings par les gens de Stanford, partant du principe que les agents fédéraux aux frontières ont tendance à faire du zèle, ce qui est un vrai problème. Donc on nous a expliqué les documents qu’il fallait qu’on ait sur nous, le fait que nos téléphones portables pouvaient être saisis, que l’on devait avoir sur papier les numéros de téléphone importants, d’avocats, du centre administratif international ici, de nos directeurs de programmes, donc il y a eu vraiment une grosse panique ! Des conférences ont été annulées parce qu’il y avait un risque que les intervenants soient refoulés à la frontière ! »
« Ça fait assez mal »
Reza Malekzadeh est particulièrement inquiet. Il est arrivé aux Etats-Unis en 2003, où il a fondé moult start-up, mais il est né en Iran, l’un des sept pays visés par le décret Trump. Son groupe d’investissements, Partech Ventures, a des bureaux à Paris, et Malekzadeh siège aux conseils d’administration de deux sociétés françaises.
Même s’il est détenteur de la carte verte de résident permanent, il a préféré annuler tous ses voyages professionnels. Au retour de quelques jours de vacances passées au ski en famille, il paraît soucieux, agacé, et surtout blessé : « Ça fait assez mal parce que vous êtes revenus à une situation où finalement votre lieu de naissance […] que vous n’avez pas forcément choisi, vous impacte, et vous ne comprenez pas pourquoi en fait. Moi qui suis arrivé il y a très très longtemps, et qui pense avoir fait une bonne intégration dans la société américaine, et avoir contribué à la société et à l’économie, ça m’a pris de court quand même. »
Réza Malekzadeh envisage d’accomplir sous peu les démarches pour obtenir la citoyenneté américaine. Les Français de la Silicon Valley, en colère et parfois fébriles, souhaitent prolonger leur rêve californien.
RFI