On a l’habitude de dire que les présidents américains ont Dieu comme copilote et, de Ronald Reagan à Donald Trump, les «conseillers spirituels » ont joué un rôle considérable dans la conduite des affaires aux Etats-Unis. Au Sénégal, depuis quelques années, on a l’impression que les chefs religieux, plus exactement les marabouts, sont devenus les copilotes du président de la République, et c’est autrement plus périlleux pour nous autres passagers ordinaires. Parce que si Dieu est unique, tout au moins dans les religions révélées, les marabouts sont nombreux et qu’ils ont même une fâcheuse tendance à se multiplier. Parce qu’ils sont faits de chair et d’os et que malgré leur foi, ils ont des besoins bien terrestres et des sentiments. Parce que, hélas, ils sont mortels et que leurs fonctions, et leurs privilèges, sont héritables.
Autant dire que chercher à les satisfaire tous, sans en léser aucun, c’est entreprendre un travail de Sisyphe. Pourtant, malgré les apparences, ce sont eux qui ont le plus à perdre dans cette collusion avec le pouvoir, du moins si l’on prend en compte les valeurs qui fondent leurs sacerdoces.
POLITIQUE ET RELIGION : DEUX MONDES OPPOSES
D’abord parce que les normes sur lesquelles le politique fonde son action sont diamétralement opposées aux impératifs éthiques qui sont de règle pour le religieux. Pour le premier la dissimulation est un art et même si l’on ne peut pas dire qu’il a le droit de mentir, force est de reconnaître qu’il ne s’en prive pas lorsque cela peut servir ses intérêts. L’affabulation peut même le porter au délire, comme récemment lorsqu’un ancien premier ministre a pris la grave décision d’annoncer la mort d’un manifestant en ne se fondant que sur des rumeurs. L’escobarderie est en tout cas naturelle chez le politique qui ne conçoit pas une société dont les acteurs se mettraient à appliquer de manière absolue le « principe moral de dire la vérité » à toutes les occasions. Des exemples fourmillent de par le monde de personnalités de qualité dont la carrière politique a été abrégée parce qu’elles fondaient leurs actions sur le principe que « la vérité est un devoir et qu’elle est due en toutes circonstances ». Au Sénégal l’ancien président Mamadou Dia en a été une parfaite illustration. Ensuite cette collégialité, pour ne pas dire cette complicité, pourrait vite épouser la forme d’un marché entre le religieux, considéré ici principalement comme porteur de voix, et le politique qui est tenté de monnayer le soutien que lui apporte son partenaire dans le seul but de se fidéliser ses disciples .
Troisièmement, au plan de la justice sociale, les débours que les gouvernants versent au profit des chefs religieux et qui sont prélevés sur le trésor public, s’effectuent souvent aux dépens du peuple. Cela met à mal la mission du Chef d’Etat qui est de porter secours aux faibles et aux pauvres, et celle du religieux qui est de défendre celui qui a raison et non celui qui est le plus fort, fût-il son plus proche ami. Il y a par exemple, injustice à octroyer la gratuité de l’eau à toute la population d’une cité de plus d’un million d’habitants, qui n’est pas la plus déshéritée du pays, quand des quartiers entiers de Dakar et des milliers de villages manquent du précieux liquide…
Enfin, en contrepartie de l’appui que le religieux leur apporte, les gouvernants pourraient être tentés de manquer à une autre responsabilité, celle de faire respecter les textes votés par les représentants du peuple, seul dépositaire légitime du pouvoir. Cette responsabilité a été trahie par l’Etat lorsqu’il a fermé l’œil sur le non-respect de la loi imposant la parité hommes femmes dans les institutions électives et par ceux qui à sa suite , partis politiques, y compris ceux de l’opposition, syndicats, institutions des droits humains et, suprême paradoxe, organisations féminines, ont préféré jouer les filles de l’air !
LA MAJORITE N’EST PAS LA TOTALITE !
Cette situation s’explique par la tournure prise, depuis quelques années, par les relations qu’entretiennent les chefs religieux, musulmans en particulier, et les autorités politiques, au premier rang desquelles le Président de la République. Pendant les vingt années qui ont suivi notre indépendance les rapports sont restés empreints d’une élégante courtoisie, traversés parfois par de petits heurts, mais toujours respectueux des responsabilités de chaque partie. Puis, dans les vingt années qui ont suivi, l’autorité des chefs religieux s’est sensiblement accrue aux dépens du pouvoir politique qui est devenu plus obséquieux, plus prompt à céder à leurs exigences, jusqu’à brader une partie importante du domaine national. Enfin, depuis quelques années, ces relations se sont muées en vénération affichée, exclusive et unilatérale. Pour la première fois un éminent guide religieux a été inscrit (et vite désinscrit, heureusement !) tête de liste dans une consultation électorale, pour la première fois on a vu le Président de la République se prosterner devant un chef religieux, non pas en humble disciple, ce qui est son droit, mais ès qualité, publiquement et en présence des médias d’Etat, entouré de tout son aréopage.
Pourtant ici aussi et malgré les apparences, cette une posture fait plutôt tort à celui qu’elle est censée honorer parce que l’Islam est une religion d’individus pour laquelle le salut ne se fait ni à travers l’Eglise ni à travers les guides religieux. Ces observations ne remettent nullement en cause le devoir des autorités politiques, Chefs d’Etat en premier lieu, à manifester respect et considération aux dépositaires des religions, toutes confessions confondues. Ce n’est d’ailleurs que justice car si leur pouvoir émane du peuple, c’est souvent la religion qui détermine les votes des citoyens. Mais cette reconnaissance n’implique pas qu’il faille rendre des comptes au religieux, solliciter non des avis mais des directives ou des instructions, en particulier sur des sujets dans lesquels il n’a pas forcément de compétence particulière, ou est mal informé, par nature ou par manque d’inclination. Lorsqu’elle a lieu, la consultation doit avoir pour objectif d’aider au respect de la justice et non pas de rallier le religieux à des causes politiques qui ne respectent ni le droit ni la raison. Nous devons donc nous inquiéter de la propension de nos dirigeants à « réduire l’Etat à l’Eglise », comme on disait autrefois en France, d’associer les religieux à la gestion de la chose publique, d’assumer à leur profit des charges qui ne relèvent pas de l’Etat. Rappelons pour terminer sur ce sujet que la majorité n’est pas la totalité.
EN SITUATION DE RIVALITE RELIGIEUSE…
Le Sénégal avait déjà la particularité d’être le seul pays au monde où toutes les fêtes chrétiennes et musulmanes donnent droit à des jours chômés et payés, mais au train où vont les choses notre pays n’aura bientôt plus rien à envier à la Rome impériale qui a comptéjusqu’à175 jours fériés. En dehors des fêtes « officielles » nous commémorons les dates symboliques de la geste des fondateurs de confréries, la plupart des actes de leurs vies, et même celles de leurs héritiers et disciples. Même si elles ne donnent pas droit à des congés, ces commémorations sont l’occasion de manifestations festives qui se répercutent sur le déroulement de notre quotidien et sapent les fondements de notre économie. Cette situation est exacerbée par le fait que la communauté musulmane ne parle pas toujours d’une même voix ,que les confréries dans lesquelles elle est éclatée se comportent quelquefois comme des groupements sectaires et que si nous ne sommes pas en situation de conflit religieux, nous sommes bien en situation de rivalité religieuse.
L’Etat entretient le flou, et non content d’assurer l’encadrement logistique et sanitaire de ces manifestations, s’est érigé en manager de manifestations religieuses, subvient largement à leur financement jusqu’à pourvoir désormais aux frais d’hôtellerie ! La charge budgétaire de cet engagement est chiffrable et elle est énorme. On parle volontiers des mouvements de fonds qui accompagnent ces rassemblements, sans d’ailleurs se poser la question de savoir s’ils concourent réellement au développement du pays, mais on s’attache moins à compter les pertes imputables au nombre de journées pendant les quelles le travail s’est arrêté ou se trouve au ralenti, à la paralysie des administrations et des services, aux dégâts subis par le réseau routier, aux accidents de la circulation, au gaspillage qui est non seulement ostentatoire mais voulu et revendiqué par les organisateurs. Mais le plus grave sans doute est le coût politique pour une nation en construction. Mais ça c’est un sujet tabou et qui risque, un jour, de nous réserver de mauvaises surprises…
CONTRIBUTION : (Par Fadel DIA)