SENTV : Surpris et écœuré par l’ampleur de la dérive des valeurs civiques et citoyennes, on a indexé la transformation de nos quartiers en marchés, nos établissements scolaires en souks, nos coins de rue en urinoirs ou dépotoirs.
De la perte des valeurs civiques et citoyennes à la pourriture des mœurs
Il n’y a guère longtemps, le débat portait sur le manque de civisme et de citoyenneté de nos compatriotes que le naufrage du bateau Le Joola a révélé à la face du monde. On a alors sonné l’alerte et appelé à l’introspection et au changement des comportements.
Surpris et écœuré par l’ampleur de la dérive des valeurs civiques et citoyennes, on a indexé la transformation de nos quartiers en marchés, nos établissements scolaires en souks, nos coins de rue en urinoirs ou dépotoirs. On a dénoncé l’encombrement de nos rues et l’anarchie dans nos gares routières, nos marchés et entreprises, et jusque dans notre Administration. On a dénoncé le rythme soutenu de détérioration de nos infrastructures et équipements du fait de notre négligence, la récurrence des accidents de la circulation et domestiques, les violences gratuites à l’occasion des compétitions sportives, grèves et autres manifestations interdites ou non, ainsi que l’idée que l’homme sénégalais se fait de la politique, de l’Etat et de la République …
Ce n’est plus la détérioration du cadre de vie qui fait peur, mais la régression de l’homme sénégalais
On a dénoncé, espérant un ressaisissement, un sursaut d’orgueil qui aurait permis une reconquête des valeurs. Hélas, aujourd’hui, la plaie est devenue une gangrène : ce n’est plus la dégradation du cadre de vie qui fait peur, mais la régression de l’homme sénégalais. On pourrait même parler de dégénérescence, qui sait ? Ce ne sont pas que nos rues qui sont encombrées et sales, mais aussi nos âmes. Ce n’est pas que le manque de respect aux armoiries et institutions de la République qui pose problème, mais aussi le manque de respect vis-à-vis de nous-mêmes et de notre prochain. Ce n’est pas que l’homme de la rue qui se comporte mal, mais l’homme public. Et les gaffes des enfants et les extravagances des malades mentaux ont perdu de leur piquant. C’est comme si en pourrissant notre environnement, nous avons pourri notre esprit et notre cœur. Et, chez nous, aujourd’hui, hélas, ce ne sont plus les qualités intellectuelles et morales qui font la valeur de l’homme, mais la capacité financière, la capacité de nuisance ou la notoriété. Et, comme l’a dit quelqu’un, les cerveaux deviennent des escaliers, et les consciences sont piétinées. Et le dépôt sauvage d’ordures qui encombre la route ne pose plus problème à cause de la saleté intérieure qui transparaît dans notre vocabulaire et nos actes et dont les miasmes empoisonnent le débat public, partout où cela se passe. Et on fouille les ordures du voisin pour révéler sa pestilence, oubliant que l’homme est naturellement producteur d’ordures et que toutes les ordures puent. Et la bonne éducation et les qualités d’esprit et de cœur sont ravalées au dernier rang. Et les plus fous l’emportent…
L’adversaire politique devient un ennemi et l’insulte, l’arme préférée des acteurs
L’adversaire politique devient l’ennemi à abattre, lui, son épouse, ses enfants et tous ses amis et partisans, comme dans un jeu d’échec. Les armes préférées : la délation, l’insulte, la calomnie et la dérision. Car ce qu’on cherche véritablement, c’est l’humilier, le réduire par le ridicule. Est bon tout ce qui le rapetisse, mauvais tout ce qui le grandit. Et la guerre des audio fait rage : les enregistrements réels, fabriqués et même préfabriqués foisonnent. Touché, coulé, dit l’autre. Et la personne atteinte se terre, lui et les siens, pendant que tous les autres jubilent. Seul un petit nombre se désole en silence. Et si jamais il décide de riposter, le pauvre, c’est pour augmenter la puanteur ambiante. Et ce ne sont pas que les nez qui en souffriront…
Oui, fini les arguments raisonnés. Plus besoin de convaincre, de convertir. Plus besoin de réfléchir. Plus besoin d’école du parti. Car le temps des militants est terminé : on cherche des supporters, des fans. On cherche des troupeaux. Car la politique est un jeu d’arène. Une arène de singes, hélas ! Alors on assiste à la prolifération d’un nouveau type d’acteurs, adeptes du tout spectacle, sans tabou, sans frontière. Tel un bulldozer fou, il renverse et casse sans état d’âme : tout ce qui est beau, tout ce qui est propre, tout ce qui est intelligent. Rien n’est épargné. Personne. Le sacré : ne connaît pas ! Le respect : ne connaît pas ! Plus de débat contradictoire : on aime critiquer, mais on ne supporte guère les critiques. Rien que des applaudissements et chants de louanges pour notre camp, des insultes pour qui vogue à contre-courant. «Qui attaque mon leader, je le fusille», dit l’autre.
Un seul mot d’ordre : louangez, applaudissez ou taisez-vous
De tout temps, on a assisté à des batailles politiques de camps opposés et à des chahuts. Senghor a traité Wade de «Laye Niombor». Celui-ci a traité Diouf et son épouse de «M. et Mme Moulin». Il y a eu des excès, quelquefois, il est vrai, de la part des lieutenants, militants et même des leaders. Puis, on a vu un dignitaire du précédent régime attaquer le siège d’un journal de la place qu’il n’agrée pas. On a vu des nervis armés de gourdins faire face aux émeutiers de mars 2021, à côté des Forces de l’ordre, puis ces émeutiers eux-mêmes s’attaquer à des stations à essence, des boutiques et même des domiciles de personnes liées au pouvoir. Puis, les langues, avec internet, se sont déliées. Bien sûr, on a eu les audio hebdomadaires contre l’ex-président. On a assisté à des accrochages. Mais aujourd’hui, le phénomène est plus massif, les langues plus meurtrières.
Un exemple : le cas récent de ce citoyen qui a interpellé, à sa façon, un leader de l’opposition : «Dites à vos militants d’arrêter d’insulter ceux qui vous contredisent…», a-t-il déclaré, en substance, dans une vidéo. Mais, alors ! Une avalanche d’insultes lui est tombée dessus, via les réseaux sociaux. On l’a attaqué, traité de tous les noms d’oiseaux, traîné dans la boue, comme on l’a fait avec beaucoup d’autres. C’est devenu systématique. Endémique. Ce n’est plus de la colère qui explose, et c’est plus que de l’intimidation : c’est de la terreur. C’est comme si on cherche à montrer qu’il y a deux camps dans ce pays : celui des bons et celui des mauvais, et souffler dans les cœurs la peur, «celle d’être insulté, vilipendé», et ainsi réduire au silence les probables adversaires. Tout comme certains accusent l’Etat de chercher à mettre au pas des adversaires par «la peur d’être négativement sanctionné». Ce n’est ni bon, ni acceptable. Car nous avons choisi la démocratie. Elle suppose la liberté d’expression (qui n’est pas la liberté d’insulter), la liberté de choisir son camp, d’être pour ou contre et de l’exprimer librement, et ainsi permettre un débat sain, porteur d’avenir.
En vérité, tous les hommes, à des degrés divers, sont porteurs du bien et du mal. Le travail, pour chacun, consiste à faire rayonner le bien, et ne s’achèvera que dans la mort. Hélas, si nous décidons de faire de la traque du mal en l’autre notre sport national, retroussons-nous les manches et ceignons-nous les reins : nous en trouverons partout, toujours. Et cela nous enfonce davantage dans les ténèbres et nous éloignera du développement. «Tu fais croître ce dont tu t’occupes», dit le sage.
Intolérance et méchanceté, partout et toujours
Hélas, cette intolérance, cette rage d’attaquer l’autre, de le dénigrer, de l’insulter, d’étaler sa honte sur la place publique et s’en réjouir, ne se rencontre pas que dans l’espace politique. Tout le monde s’y met à qui mieux mieux. On aime les scandales à tel point que si on ne trouve pas de vilenie à raconter, on l’invente. Parce qu’on a besoin de clics, de vues et de «j’aimes». On cherche le buzz, dit-on. Et pour cela, vous savez, pas besoin d’érudition. Il suffit d’oser. Car la technique est simple : il s’agit d’étonner, de surprendre. Et plus c’est grossier, plus c’est bête, mieux ça marche. Plus la cible est haut perchée, plus elle est estimée, plus le succès est garanti. Ainsi, on tutoie les fondateurs de confréries. On dénigre les références historiques. On travestit les écritures, les paroles des sages, l’histoire et les traditions. Récemment, un prêcheur a traité le groupe ethnique des Wolofs de voleur et de je ne sais quoi encore, un autre a traité les chrétiens d’ignorants, d’infidèles…
Un autre a affirmé que, dans certaines conditions, l’islam autorise la prostitution et même l’anthropophagie. Un autre encore de dire qu’insulter fait partie des valeurs traditionnelles des peuples de ce pays. Et les prêches loufoques stupéfient les Sénégalais, les téléfilms osés inquiètent les chefs de famille, le mensonge et le langage ordurier triomphent. De la sorte, on remet en cause les valeurs fondamentales de notre peuple, on casse les liens qui le nouent. On déchire le tissu social sénégalais…
Et les doués d’intelligence se demandent ce que l’avenir réserve à notre pays si cela continue
Et nous nous réjouissons de la couleur de l’actualité et des revues de presse tonitruantes en une sorte de délectation morose, oubliant qu’il s’agit de notre peuple, de nous : cette sage-femme négligente qui, dit-on, laisse mourir sa patiente, c’est nous ; cet élève qui violente son professeur, c’est nous ; ce maître de daara qui viole sa talibé, c’est nous ; ces députés qui se battent et s’insultent dans l’hémicycle, c’est nous ; ce faux marabout qui cultive et exploite l’ignorance des masses, c’est nous ; ce charlatan qui empoisonne sans le savoir ses clients, c’est nous ; cet homme qui perturbe le repos des tombes pour enterrer son talisman, c’est nous ; ce journaliste qui tronque l’information, c’est nous ; cet animateur inconscient, c’est nous, ce politicien véreux, c’est nous…
Alors, il est plus que temps d’arrêter d’attiser ce feu qui nous consume. Il est plus que temps pour les chefs de famille, les chefs de parti, les chefs religieux, les leaders de tout bord, de prendre solennellement la parole et de prêcher. De prier aussi. Il est plus que temps de nous occuper de ce peuple avant qu’il ne soit trop tard. L’indiscipline a chaviré Le Joola. Et je m’interroge : que nous réserve cette pluie d’insanités, si nous ne l’arrêtons pas ?