Pour la deuxième fois en cinq jours, le militant mauritanien Biram Dah Abeid et des ONG sénégalaises de défense des droits de l’homme ont été contraints d’annuler une conférence de presse qui devait se tenir à Dakar,
afin de ne pas mécontenter le régime de Nouakchott…
« Tout ce que Macky Sall est amené à faire contre nous, je pense qu’il le fait à contre-cœur… » Malgré une certaine amertume, le Mauritanien Biram Dah Abeid, fondateur et président de l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA-Mauritanie), se montrait philosophe, quelques jours après l’annulation inopinée – suite aux pressions informelles exercées par plusieurs officiels sénégalais – d’une première conférence de presse qui devait se tenir à Dakar sur la situation des droits de l’homme en République islamique de Mauritanie.
Samedi 30 septembre, au Café de Rome, le militant anti-esclavagiste et anti-raciste – honni par le régime de Nouakchott – devait en effet s’adresser à la presse en compagnie d’un aréopage sénégalais, mauritanien et européen d’avocats et de responsables d’organisations de défense des droits de l’homme.
Parmi les intervenants prévus, outre Biram Dah Abeid, l’avocat Ahmed Ely, du barreau de Nouakchott, membre du collectif de défense du sénateur Ghadda – actuellement en prison dans le dossier « Mohamed Ould Bouamatou et consorts » ; l’avocat français William Bourdon, président de l’ONG Sherpa – laquelle vient tout juste de publier un rapport sur la corruption en Mauritanie ; son confrère belge, Me Georges Henri Beauthier, ancien président de la Ligue belge des droits de l’homme ; Me Assane Dioma Ndiaye, président de la Ligue sénégalaise des droits de l’homme (LSDH) ; Alioune Tine, directeur d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre (Waro) ; Seydi Gassama, directeur exécutif d’Amnesty Sénégal ; Sadikh Niass, secrétaire général par intérim de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (Raddho)…
La liste noire : Biram Dah Abeid et Mohamed Ould Bouamatou
Pour le pouvoir mauritanien, une telle conférence de presse à Dakar relevait du casus belli. Car sur la liste noire du président Mohamed Ould Abdelaziz, deux personnalités trônent en pôle position : Biram Dah Abeid, candidat malheureux à la dernière présidentielle et « bête noire » du régime pour ses positions intransigeantes sur les discriminations faites aux Négro-Mauritaniens ; et le milliardaire Mohamed Ould Bouamatou (MOB), expatrié de longue date au Maroc, qui finance en coulisses certains des détracteurs du chef de l’État – qui est aussi son cousin.
Or l’avocat William Bourdon ne cache pas sa proximité avec l’homme d’affaires, dont il défend les intérêts et dont l’association Sherpa est notamment financée par la Fondation pour l’égalité des chances en Afrique du milliardaire mauritanien. Depuis début septembre, onze sénateurs, quatre journalistes et deux syndicalistes sont inquiétés par la justice mauritanienne, tous sont soupçonnés d’avoir bénéficié des largesses de MOB.
Une crise qui couve depuis début septembre
Pour comprendre cette crise diplomatique feutrée, il faut remonter trois semaines en arrière. Le 8 septembre, une délégation d’une quinzaine de militants américains des droits civiques – dont le fils du révérend Jesse Jackson, un ancien compagnon de lutte de Martin Luther King – débarque à Nouakchott, officiellement pour y rencontrer des ONG mauritaniennes œuvrant à la lutte contre l’esclavage et les discriminations raciales.
Le régime voit rouge, les accusant – dixit Biram Dah Abeid – d’être « des noirs racistes venus parler à d’autres noirs racistes ». Selon le ministre de la Culture, porte-parole du gouvernement, le Dr Mohamed Lemine Ould Cheikh, cité par l’agence de presse officielle (AMI), « les Américains activistes des droits de l’homme refoulés […] de l’aéroport international de Nouakchott Oum-Tounsy ont planifié d’agir contre les lois en vigueur en Mauritanie ».
Et d’ajouter, pour justifier la décision gouvernementale, que « les lois mauritaniennes interdisent le sectarisme et l’ethnisme tout en encourageant l’unité, la cohabitation et la solidarité entre toutes les composantes du peuple mauritanien ».
Rapatriement épineux à Dakar
Arrivés de Chicago, via Paris, les seize Américains sont donc expulsés vers la capitale française. Biram Dah Abeid, qui se trouve ce jour-là à Munich, organise à distance leur voyage vers Dakar, où ils arrivent le 9 septembre.
Le 13, une conférence de presse est organisée au Café de Rome, à un jet de pierre du Palais présidentiel sénégalais, où le président de l’IRA les a entre-temps rejoints.
Les autorités sénégalaises, soucieuses d’éviter un incendie diplomatique, entrent en piste
A Nouakchott, l’affaire est vécue comme une provocation. Quelques jours plus tard, treize pêcheurs sénégalais arrêtés à Nouadhibou, dans le nord de la Mauritanie, sont expulsés pour pratique illégale de la pêche.
À Dakar, selon plusieurs sources, les cercles officiels sont soucieux d’éviter que les aléas diplomatiques entre les deux pays ne se répercutent sur la communauté expatriée.
Pression sénégalaise « subtile »
Quant à savoir si le président Abdelaziz a exprimé directement sa réprobation à son homologue sénégalais, des versions contradictoires circulent, entre Nouakchott et Dakar. Mais lorsqu’est annoncée la conférence de presse du 30 septembre, les autorités sénégalaises, soucieuses d’éviter un incendie diplomatique avec leur voisin, entrent en piste.
« Cela s’est passé de manière subtile », assure l’un des intervenant prévus ce matin-là. D’un côté, la veille au soir de l’événement, le ministère sénégalais de l’Intérieur contacte les propriétaires du Café de Rome, qui héberge à la fois un restaurant, un hôtel et un casino, pour leur indiquer que cette intitiative serait particulièrement mal venue.
Aucune menace abrupte… mais la direction de l’établissement entend le message. Aussitôt, elle contacte les organisateurs de la conférence de presse, la société Accespartnership, leur indiquant qu’il n’est plus possible d’accueillir la conférence de presse.
Craintes de rétorsion sur les Sénégalais en Mauritanie
Dans le même temps, plusieurs ministres passent des coups de fil aux organisateurs pour leur tenir le même discours, teinté de patriotisme. En substance : « Si la conférence est maintenue, les ressortissants sénégalais en Mauritanie en paieront les pots cassés. »
Selon des informations recoupées par Jeune Afrique auprès des divers organisateurs, les responsables de quatre associations de défense des droits de l’homme auraient reçu de tels appels : Me Assane Dioma Ndiaye (LSDH), Alioune Tine (Amnesty Waro), Seydi Gassama (Amnesty Sénégal) et Sadikh Niass (Raddho).
Toujours selon nos sources, un collaborateur du président de la République, le ministre des Affaires étrangères, l’avocat Sidiki Kaba, ancien président de la FIDH, et le ministre de la Justice, Ismaëla Madior Fall, auraient appelé les militants à la raison, sans toutefois menacer quiconque de mesures de rétorsion.
Rebondissement après le premier report
In extremis, la conférence est donc annulée, faute de pouvoir trouver un nouveau lieu dans la nuit. Un communiqué est ensuite publié par les ONG concernées, que relaiera, parmi d’autres, l’Agence de presse sénégalaise (APS).
À Nouakchott, l’Agence mauritanienne d’information y voit un nouveau camouflet : « Il est étonnant qu’une institution officielle telle que l’APS ait publié une dépêche à propos d’un communiqué de certaines ONG, communiqué haineux, mensonger, diffamatoire et hostile à la Mauritanie. »
Mais le feuilleton se poursuit : le 5 octobre, une nouvelle conférence de presse était convoquée au siège d’Amnesty Sénégal, à Dakar, à laquelle devaient prendre part Biram Dah Abeid, l’avocat sénégalais Boucounta Diallo, Alioune Tine et Seydi Gassama.
Mais la veille au soir, le ton grave, Biram Dah Abeid informait ses contacts, par une note vocale envoyée sur Whatsapp, que la réunion était à nouveau annulée car « l’État mauritanien en fait un problème d’État avec le Sénégal ».
Soucieux de ménager à la fois les autorités sénégalaises et ses camarades des différentes ONG concernées, le président de l’IRA préfère ne pas s’étendre sur les circonstances de ce deuxième rendez-vous avorté. Selon ses informations, affirme-t-il, sa tenue aurait risqué d’entraîner une crise diplomatique entre les deux pays. Aussi a-t-il préféré jeter l’éponge.