Situation au Mali : Alioune Tine préoccupé par les “arrestations et détentions arbitraires continues (…) attribuées aux services de renseignement maliens…”

0

SENTV : Alioune Tine, Expert indépendant sur la situation des droits de l’homme a présenté son rapport sur le Mali, à Genève, ce 29 mars 2022, lors de la 49ème session du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies. Un rapport sur la crise sécuritaire et son impact sur la vie des populations civiles. Mais aussi la situation des droits de l’homme, des droits des femmes et des enfants, entre autres.

Texte, in extenso :

Monsieur le Président,

Distingués membres du Conseil des droits de l’homme,

Excellences,

Mesdames et Messieurs,

J’ai l’insigne honneur de présenter devant vous mon quatrième rapport en ma qualité d’Expert indépendant sur la situation des droits de l’homme au Mali. Je voudrais exprimer ici toute ma satisfaction pour la qualité de la coopération dont je bénéficie de la part du Gouvernement malien. Je tiens également à remercier tous les acteurs qui ont mis à ma disposition les informations sur lesquelles se fonde mon rapport.

Ma présentation se focalisera sur les questions suivantes :

 La crise sécuritaire et son impact sur la vie des populations civiles;
 La situation des droits de l’homme, des droits des femmes et des enfants ;

Je conclurais ma présentation par les recommandations les plus urgentes à mettre en œuvre.

1) La crise sécuritaire et son impact sur la vie des populations civiles:

 Si les trois premiers trimestres de l’année 2021 avaient été marqués par une détérioration grave et continue de la situation en matière de sécurité et de droits humains, une légère diminution du nombre d’incidents en matière de sécurité avait été notée au cours du dernier trimestre de l’année 2021.

Cependant, celle-ci ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt, pour occulter les sérieux défis auxquels le Mali et la communauté internationale doivent s’attaquer pour consolider les progrès en matière de sécurité et de droits humains.

 Comme je l’ai souligné à l’issue de ma visite au Mali en août 2021, la violence s’est répandue si rapidement qu’elle met en péril la survie même de l’État. La dégradation de la situation générale en matière de sécurité avait dépassé le seuil critique, avec la défaillance des institutions de l’État qui accentuent la menace des attaques contre les civils par les groupes extrémistes violents tels que le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM), l’État islamique du Grand Sahara (EIGS) et d’autres groupes similaires – ainsi que des individus armés non identifiés dont le modus operandi s’apparente à celui des groupes extrémistes violents –, qui continuent de consolider leur présence et leur contrôle dans
plusieurs localités des régions du Nord du pays (à Gao, Ménaka et Tombouctou), du Centre du pays (à Bandiagara, Douentza, Mopti, San et Ségou) et d’étendre leurs activités dans plusieurs localités dans les régions du Sud du Mali (à Kita, Koulikoro, Koutiala et Sikasso). Par ailleurs, les violences sur fond de tensions intercommunautaires et/ou intracommunautaires continuent de semer souffrances et désolations dans le Centre du pays.

 Dans ce contexte, les forces de défense et de sécurité maliennes aussi ont continué de payer un lourd tribut en vies humaines du fait des attaques qu’elles ont subies. C’est le cas notamment de la récente attaque de Mondoro en date du 04 mars 2022 durant laquelle plusieurs soldats maliens ont été tués ou blessés.

 Au regard des enjeux géopolitiques et géostratégiques qui se jouent au Mali, je reste préoccupé par leurs effets pervers sur la situation politique et sécuritaire au Mali et dans la sous-région.

2) La situation des droits de l’homme, des droits des femmes et des enfants :

 La situation des droits de l’homme est restée préoccupante pendant la période couverte par mon rapport. Les groupes extrémistes violents, comme le JNIM, l’EIGS et d’autres groupes similaires ont continué à procéder à des assassinats ciblés, des enlèvements, des actes d’intimidation, des menaces de mort, l’imposition de taxes illégales (la Zakat), des activités criminelles liées à l’orpaillage illégal. Ils ont également tenté d’imposer par la violence, leur application de la « charia » (la loi islamique). Ces groupes ont tué des civils au sein des populations qui avaient refusé de payer la « zakat » ou qui étaient soupçonnées d’avoir fourni des informations aux forces armées nationales et/ou internationales.

 Ces groupes ont été les principaux auteurs des violations des droits humains et atteintes à ces droits pendant la période couverte par mon rapport (soit 57.20%).

Selon le récent rapport semestriel de la Division des droits de l’homme de la MINUSMA, ces groupes ont été responsables de 64.33% des cas de meurtres, blessures et d’enlèvement des civils pendant la période allant de juillet à décembre 2021 (soit 570 sur 886 cas). A titre d’illustration, les 8 et 9 mars 2022, au moins 40 civils ont été tués, plusieurs blessés et des centaines déplacés à la suite d’attaques armées ciblées menées par l’EIGS contre les localités d’Anderamboukane, Inchinanane et Tamalat, le long de la frontière malienne avec le Niger et habités majoritairement par les membres de la communauté des Dawssahaks.

 Je suis gravement préoccupé par les allégations faisant état des violations sérieuses du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire imputées aux Forces de Défense et de Sécurité Maliennes.

 En effet, en plus de cas cités dans mon rapport, je partage les craintes exprimées par Mme la Haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme qui dans son discours du 7 mars devant cette auguste assemblée s’est dit préoccupée par des informations faisant état de très graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire par les Forces de Défense et de Sécurité Maliennes, notamment celles engagées dans « l’Opération Keletigui ».

 Je suis également préoccupé par des rapports publiés récemment par des organisations de défense des droits humains ainsi que par des organes presse qui ont fait état d’allégations de violations graves des droits humains qui auraient été commises par les Forces de Défense et de Sécurité Maliennes dans le cadre de leurs opérations, notamment des exécutions sommaires, extrajudiciaires et/ou arbitraires, des disparitions forcées, des actes de torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants de même que des incendies des biens civils. Ces actes auraient été commis dans les régions de Ségou, Mopti, de Bandiagara et Nara. Plus récemment, des images et vidéos choquantes montrant des corps brûlés et entassés d’une trentaine d’hommes ont circulé sur les réseaux sociaux.

Les corps auraient été découverts le 3 mars par des villageois près du hameau de Danguèrè Wotoro, à une dizaine de kilomètres de Diabaly (région de Ségou). Il a été allégué que ces personnes avaient été exécutées par les forces armées maliennes dans le secteur de Diabaly dans la nuit du 1er au 2 mars.

 Je note les termes du communiqué du 05 mars 2021 de l’Etat-Major Général de l’armée malienne qui réfutent les faits allégués dans les images et vidéos susmentionnées et qui indiquent qu’une enquête a été ouverte. J’invite a cet égard, les autorités maliennes à mener à bien et dans les meilleurs délais des enquêtes approfondies, indépendantes, impartiales et efficaces sur toutes les allégations des violations des droits humains et atteintes à ces droits, quels qu’en soient les auteurs ; de rendre public les conclusions des enquêtes et de traduire en justice les présumés auteurs de ces actes.

 Je tiens à souligner que la pratique consistant à réfuter en bloc les allégations de violations des droits de l’homme avant même d’avoir mené des enquêtes, risque de faire peser le doute sur l’engagement international des autorités maliennes en matière de droits de l’homme et leur volonté politique de lutter contre le cancer de l’impunité. Plus grave, cette pratique risque de faire croire aux potentiels violateurs des droits humains que l’État malien les protège des poursuites et qu’ils peuvent donc continuer à agir en toute impunité. Ces violations et surtout leur impunité, pourraient être exploitées ou instrumentalisées par les groupes armés, se présentant comme une solution de substitution crédible à la défaillance de l’État. L’impunité dont jouissent les présumés auteurs des violations des droits humains attribuées aux Forces de Défense et de Sécurité Maliennes pourrait entamer la confiance des populations auprès des forces armées. L’impunité est également de nature à nuire aux efforts de réconciliation nationale et de
restauration de l’autorité de l’Etat.

 Je suis également préoccupé par les arrestations et détentions arbitraires continues, y compris au secret, attribuées aux services de renseignement maliens où des personnes auraient été torturées.

 J’exprime mes profondes préoccupations par rapport au rétrécissement de l’espace civique dont tous les acteurs se plaignent, en l’occurrence la société civile et une partie de l’opposition. Je note par ailleurs que certaines personnes, notamment des acteurs politiques, ont été poursuivies, placées en détention, jugées et/ou condamnées pour des infractions de type « atteinte au crédit de l’État et injures commises via les réseaux sociaux », ou « propos injurieux » à l’encontre de personnalités publiques. Le dernier acte de restriction de l’espace civique est la décision des autorités maliennes publié dans le communiqué du 16 mars 2022 pour suspendre, jusqu’à nouvel ordre, la diffusion de certains médias internationaux ainsi que toutes leurs plateformes digitales sur l’étendue du territoire national. Faut-il rappeler ici les obligations internationales du Mali de respecter et de protéger la liberté d’expression prévue par l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et l’article 9 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples dont le Mali est partie.

 Par leurs actions, les journalistes, la société civile et les défenseurs des droits humains alertent les autorités compétentes sur les problèmes qui nécessitent leur action urgente et contribuent ainsi à l’émergence d’une armée républicaine et respectueuse des droits humains dont le Mali a grandement besoin dans ses efforts de restauration de l’autorité de l’Etat. Le Mali ne doit jamais oublier que le respect
des droits humains fait partie de son ADN, avec la Charte de Kouroukan Fouga, une Charte des droits de l’Homme datant du 13e siècle, adoptée sous le règne de Soundiata Keita. Faut-il rappeler également que le Mali a inventé l’espace d’interpellation démocratique du 10 décembre où toutes les victimes des droits
de l’homme interpellent les plus hautes autorités de l’Etat sur les violations des droits de l’homme au Mali. Les autorités actuelles du Mali ne doivent pas jeter par-dessus bord ses acquis nationaux et authentiquement maliens en matière de protection des droits de l’homme.

 Sur la situation des femmes, je suis extrêmement préoccupé par le fait que la dégradation continue de la sécurité a un impact considérable sur la situation des droits fondamentaux des femmes, avec la récurrence inquiétante des cas des violences sexuelles et basées sur le genre. En outre, dans plusieurs localités sous leur contrôle ou leur influence, les groupes extrémistes violents continuent d’imposer à la population locale, notamment à la suite d’accords verbaux « de paix » signés sous la contrainte, un ensemble de règles ou posé des actes portant atteinte aux droits des femmes et des filles.

 Concernant la situation des enfants, il faut agir sur l’accroissement du nombre d’écoles fermées en raison de l’insécurité et par la menace d’effondrement de l’école, qui priverait des centaines de milliers d’enfants de leur droit à l’éducation. Ceci constitue, à mon avis, une véritable bombe sociale à prévenir.

 En ce qui concerne les droits économiques, sociaux et culturels, les crises et le conflit armé ont aggravé les conditions fragiles dans lesquelles les populations vivent, et nuisent à leur pleine jouissance. La situation s’est aggravée notamment en raison de l’insécurité croissante, des sécheresses, de la pandémie COVID-19 et par les sanctions de la CEDEAO.

 Au regard de la situation préoccupante des droits humains, je tiens à souligner l’urgence de mettre un terme au cycle infernal de l’impunité.

 Je suis attristé par la mort en détention de l’ancien premier ministre Soumeylou Boubèye Maïga le 22 mars 2022 et regrette que mes alertes pour son évacuation médicale n’aient pas été entendues.

3) Recommandations

 Je réitère mes recommandations précédentes celles formulées dans mon rapport.  Je recommande aux autorités maliennes de manifester leur volonté réelle et de lutter contre l’impunité et de s’engager activement dans la mise en œuvre des recommandations pertinentes que le pays a acceptées lors de l’Examen périodique universel de 2018 ;

 J’en appelle aux groupes armés, y compris les groupes extrémistes violents, aux milices et groupes armés communautaires, de cesser immédiatement toutes les hostilités et les attaques contre les civils, et de respecter les droits humains et les libertés fondamentales des populations civiles ;

 Je recommande à la communauté internationale de :

o De repenser, avec le Mali et tous les acteurs concernés, y compris l’Union africaine et la CEDEAO, les réponses à la crise multidimensionnelle au Mali, en mettant l’accent sur des stratégies intégrées garantissant en priorité la sécurité et les droits humains fondamentaux des personnes civiles ;

o De fournir au Mali les ressources logistiques et financières et toute l’assistance nécessaire pour aider le pays à restaurer progressivement la résence et l’autorité de l’État ainsi que les services sociaux de base sur
l’ensemble du territoire national ;

 Je recommande aux partenaires du Mali d’agir de sorte que le basculement géopolitique et géostratégique en cours ne puisse contribuer à l’aggravation des tensions politiques et de l’insécurité, mais contribue au renforcement de la paix, de la stabilité et de la sécurité au Mali

 J’en appelle à la CEDEAO pour lever les sanctions contre le Mali.

Je vous remercie.

- Advertisement -

commentaires
Loading...