Estimant que l’ONU ne prend pas leurs critiques au sérieux, les chefs d’État du continent se sont entendus à huis clos sur une stratégie de retrait de la Cour pénale internationale. Sont-ils vraiment sur le point de claquer la porte ? La réalité est plus complexe… Alors qu’à La Haye le procès de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, qui a repris le 6 février, s’enlise dans les méandres d’une interminable procédure – seuls 30 témoins, dont les dépositions ont été émaillées d’incidents parfois folkloriques, ont été jusqu’ici entendus sur les 138 réclamés par la procureure Fatou Bensouda –, la Cour pénale internationale (CPI) se retrouve une nouvelle fois sur le banc des accusés.
« L’Afrique décide de quitter la Cour pénale internationale », titrait le site d’information Mediapart au lendemain du dernier sommet de l’Union africaine (UA), à Addis-Abeba. Vraiment ? Si les chefs d’État ont effectivement avalisé, un peu en catimini et sans le faire figurer dans un communiqué final, une « stratégie commune sur le retrait collectif de la CPI » lors d’une réunion à huis clos, le 31 janvier, la réalité est à la fois conforme au côté spectaculaire de cette annonce et infiniment plus complexe.
Double refus
Pour mieux comprendre ce qui apparaît comme un cran de plus dans l’épreuve de force qui oppose la majorité des États membres de l’UA à la Cour de La Haye, il faut remonter au sommet de Kigali, en juillet 2016. Après avoir réitéré leur demande d’une suspension des poursuites engagées depuis 2009 par la CPI contre le Soudanais Omar el-Béchir, les chefs d’État africains se font plus précis.
Au nom du respect des souverainetés nationales, ils rejettent les velléités du Conseil de sécurité de l’ONU de donner mandat aux missions de maintien de la paix en Afrique de procéder elles-mêmes aux arrestations des suspects réclamés par la CPI. Tout comme ils rejettent les dispositions du statut de Rome permettant à la Cour d’obliger les États parties à lui livrer, y compris par la contrainte, les témoins dont la déposition lui paraît nécessaire.
Un double refus, accompagné d’une menace : celle de mettre en œuvre dans les meilleurs délais une stratégie commune de retrait pur et simple de la CPI des 34 États africains qui en sont membres. Voilà pour le bâton. Côté carotte, les chefs d’État chargent un comité « à participation ouverte », composé d’une dizaine de ministres des Affaires étrangères, d’entamer des négociations avec le Conseil de sécurité pour une réforme en profondeur de la Cour. La stratégie, qui ressemble à une partie de poker menteur avec une part de bluff, est mise en place. Encore faut-il être deux pour la disputer.
Affront et mépris
Le Comité ministériel se réunit une première fois le 13 septembre 2016, et une « rencontre interactive » est prévue avec le Conseil de sécurité dix jours plus tard, au siège de l’ONU, à New York. Elle n’aura pas lieu. Informés du fait que la délégation des pays membres du Conseil de sécurité sera composée de fonctionnaires de rang subalterne et que la consultation, considérée comme informelle, ne donnera lieu à aucune conclusion ni à aucun document officiel, les ministres africains décident de la boycotter. Le chef de la diplomatie éthiopienne, qui dirige le comité, parle d’« affront » et de « mépris ». Aucun autre rendez-vous n’est pris.
La Commission de l’UA, que préside alors Nkosazana Dlamini-Zuma, met cet incident à profit pour activer le projet de stratégie de retrait de la CPI, dont la rédaction est confiée à deux juristes, la Jamaïcaine Kamari Clarke, qui a notamment enseigné à Yale, et l’Éthiopien Ermias Kassaye, de l’université d’Addis-Abeba. L’objectif est que ce document, qui porte sur le concept de retrait collectif, ses modalités et ses implications en fonction des dispositions applicables à chacun des 34 États africains membres de la Cour, soit prêt à être avalisé à l’occasion du prochain sommet de l’UA, fin janvier 2017.
Dernière chance
À partir d’octobre 2016, l’histoire s’accélère. Sans attendre une hypothétique démarche commune, trois pays notifient leur intention de se retirer de la CPI. Si le Burundi de Pierre Nkurunziza et la Gambie de Yahya Jammeh agissent en ce sens pour des motifs essentiellement égocentrés, il n’en va pas de même de ce poids lourd à forte capacité d’entraînement qu’est l’Afrique du Sud.
Le gouvernement de Jacob Zuma met certes en exergue le reproche de sélectivité adressé depuis longtemps à la Cour (sur 20 affaires faisant l’objet d’enquêtes ou en cours d’examen préliminaire, 13 concernent la seule Afrique subsaharienne), mais aussi le fait que l’intrusion de la CPI dans le cadre de négociations complexes ou de situations post-conflits sensibles peut être contre-productive. « La paix et la justice doivent être perçues comme étant complémentaires, et non comme s’excluant mutuellement », conclut Pretoria. Aucun exemple n’est donné, mais on les imagine sans peine : Kenya, Côte d’Ivoire, Darfour…
Quelle que soit la stratégie de retrait, la décision relève du vote souverain de chaque Parlement.
Aussitôt, le Comité ministériel, toujours sous le coup de l’humiliation que lui a fait subir le Conseil de sécurité, salue l’initiative et recommande que l’UA soutienne ces trois pays, ainsi que tous ceux « qui pourraient avoir l’intention de soumettre leur notification de retrait ». Pour les personnalités qui, à l’instar du ministre sénégalais de la Justice et président de l’Assemblée des États parties, Sidiki Kaba, croient encore en la CPI comme instrument de lutte contre l’impunité en Afrique, c’est un électrochoc. Le 18 novembre, Kaba réunit à La Haye des délégués de 40 pays membres et de la Commission de l’UA en présence du staff de la CPI afin de discuter des voies et moyens de réformer la Cour sans la vider de sa substance. Le dialogue est ténu, mais il n’est pas rompu.
Anti et pro CPI
Deux mois plus tard s’ouvre à Addis-Abeba une session du Comité exécutif de l’UA consacrée à la CPI. Ce sont ses recommandations qui seront, le 31 janvier, adoptées par la Conférence des chefs d’État et de délégation comme autant de décisions et feront dire à certains que « l’Afrique a décidé de quitter la CPI ». La réalité est plus nuancée. Certes, la Conférence avalise la stratégie de retrait. Certes, elle exprime son soutien aux trois États qui ont décidé de quitter la CPI (même s’il n’est pas sûr que la Gambie maintienne cette position après la chute de Jammeh), ainsi qu’à « ceux qui peuvent faire de même selon la stratégie de retrait » (le Kenya et la Namibie notamment). Certes, les chefs d’État ont tenu à exprimer leur mécontentement à l’encontre de l’ONU.
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Mais, pour autant, le fil est maintenu dans la mesure où la conférence « prend note » des initiatives de Sidiki Kaba en vue de « créer un environnement favorable à un dialogue constructif sur les préoccupations de l’Afrique avec la CPI ». Il est vrai qu’à Addis les débats ont parfois été vifs entre « anti- » et « pro-CPI ». Ces derniers, minoritaires mais pugnaces, sont une dizaine : Nigeria, Sénégal, Côte d’Ivoire, Tunisie, Liberia, Cap-Vert, Zambie, Tanzanie, Malawi, Botswana…
Leurs motivations, à l’instar de celles qui animent le camp des « anti », sont diverses et relèvent autant des intérêts de chacun que des grands idéaux. Enfin, et quel que soit le caractère collectif de la stratégie de retrait, il importe de souligner que la décision relève du vote souverain de chaque Parlement. Pour l’instant, un seul a franchi ce pas : celui du Burundi.
De la CPI à la CPA
Dernier point enfin, et pas le moindre : ce qui fait la force de l’UA face à la CPI fait aussi sa faiblesse. La Cour de La Haye agit en effet selon le principe de la subsidiarité. Il suffirait donc qu’existe une cour pénale africaine crédible partageant les mêmes buts que la CPI – lutte contre l’impunité, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité – pour que cette dernière devienne, en ce qui concerne le continent, sans objet.
La lenteur du processus de ratification du protocole de Malabo sape la crédibilité de l’UA.
Fonctionnelle depuis 2004, la Cour africaine de justice et des droits de l’homme d’Arusha, dont les statuts ont été ratifiés par 32 pays, s’est certes dotée en juin 2014 d’amendements l’autorisant à œuvrer comme une cour pénale. Sauf qu’à ce jour seuls neuf États ont adopté ce « protocole de Malabo » susceptible de la transformer en une CPI africaine : quatre francophones (Bénin, Guinée, Congo, Tchad), trois anglophones (Ghana, Kenya, Sierra Leone) et deux lusophones (Guinée-Bissau, São Tomé). Cette « CPA », pourtant considérée par le Conseil exécutif de l’UA comme « la panacée la plus forte pour atténuer l’ingérence de la CPI dans les affaires du continent », est donc pour l’instant virtuelle.
À Addis-Abeba, fin janvier, les chefs d’État ont annoncé le démarrage d’une vaste campagne de ratification du protocole de Malabo sur financement kényan. « Un objectif stratégique majeur », selon la conférence, qui déplore que la lenteur du processus « sape la crédibilité de l’UA ». En d’autres termes : si les gouvernements africains ne prennent pas conscience que la balle est dans leur camp, le petit théâtre de La Haye a encore de beaux jours devant lui.